Nonfiction vous propose un compte rendu de la rencontre philosophique du 23 janvier 2016 au Théâtre de l'Odéon : « René Descartes : Pouvons-nous sortir de la Matrix ? ». Avec Ollivier Pourriol, philosophe. Cette rencontre fait partie du cycle « La vie comme un songe » animé par Raphaël Enthoven, dans le cadre des Bibliothèques de l'Odéon.
De quelle étoffe est faite la réalité qui nous entoure ? Sommes-nous pris dans un rêve, une simulation déplaçant le réel sur un autre plan de réalité que celui qui nous entoure ? Du réel au virtuel, du modèle au simulacre, la frontière est ténue et se dissipe même dès lors que l’on envisage la possibilité d’une précession du simulacre sur le réel. Y a-t-il seulement la possibilité de trouver des indices fiables pour distinguer la veille du songe ? La particularité de ce doute est qu’une fois distillé, il hante notre rapport au réel et son insolubilité le place à la hauteur de la plus grande des énigmes, celle qui contient toutes les autres. Sur le thème de l’incapacité à démontrer que la vie n’est pas un songe, deux expériences de pensée, l’une philosophique et l’autre cinématographique s’éclairent réciproquement : la trilogie cinématographique Matrix peut être un excellent outil pédagogique pour comprendre la pensée de Descartes et, à son tour, cette dernière peut devenir un support intéressant pour comprendre le scénario de Matrix.
« René Descartes : Pouvons-nous sortir de la Matrix ? » fut le thème de la rencontre philosophique du 23 janvier 2016 au Théâtre de l’Odéon, une des des six rencontres du cycle « La vie comme un songe », préparées par Raphaël Enthoven (assisté de Julien Tricard), et qui s’échelonnent de janvier à juin 2016 au Théâtre de l’Odéon. En dialogue avec son invité intervenant, le philosophe et écrivain Ollivier Pourriol , Raphaël Enthoven questionne la frontière entre la vie et le songe. Les deux philosophes offrent une réflexion éloquente, limpide et sans jargon, ponctuée par la lecture de textes déclamés par le comédien Georges Claisse. La discussion philosophique qui se noue relie le support cinématographique aux textes philosophiques avec une proximité et simplicité qui n’ont d’égale que l’intensité et le caractère percutant des expériences de pensées auxquelles cette discussion invite.
Qu’appelons-nous « réel » ?
Sommes-nous véritablement sûrs d’avoir vécu ce dont nous nous souvenons ? Renseignés par nos sens sur le monde qui nous entoure que nous qualifions de « réel » ou « vrai », nous sommes en même temps dans l’incapacité à démontrer que la vie n’est pas un songe. En ce sens, nous sommes prisonniers d’un monde qu’il nous appartient d’identifier comme réel ou au contraire de mettre en doute, sans pouvoir parvenir à une démonstration. Des Méditations métaphysiques de Descartes (1641) à Matrix (1999), une continuité peut être établie du fait que l’un et l’autre battent en brèche la certitude de ce que nous percevons comme vrai. La question qui intéresse Descartes est d’identifier les conditions du vrai : le réel est toujours un obstacle, alors que le vrai implique un esprit actif, devant le prouver, le penser et le produire, comme le précise Ollivier Pourriol. Dans la mesure où l’accès à la vérité se fait par le biais de nos sens, le doute survient dès lors que l’on prend en compte le fait qu’ils puissent induire en erreur. Dans les Méditations métaphysiques, les sens sont effectivement identifiés comme des moyens douteux d’appréhension du réel et sont remis en cause : « j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés. »
Dans notre appréhension du monde sensible, le doute peut être vécu comme un outil ou comme une fatalité. La façon dont la question du rêve est abordée dans Matrix et chez Descartes dénote un régime différent du doute, en regard de ce même questionnement. Dans les Méditations métaphysiques, afin de savoir qu’il ne rêve pas, Descartes sonde les limites du doute en questionnant ce qui est véritable. L’acte de tout révoquer en doute permet de se délier partiellement des chaînons du rêve en recherchant, à travers le spectre du doute, un fondement solide susceptible d’y résister. En soumettant le réel à l’examen du doute radical, il en ressort chez Descartes une évidence première : celle du doute et, de là, l’évidence de l’existence comme esprit (l’auteur de ce doute). Le cogito est ainsi le fondement premier d’une certitude pouvant servir de baromètre de l’illusion : du point de vue de la vérité et de la connaissance et afin de fonder le vrai, il est nécessaire de ne rien recevoir d’extérieur à soi-même. Au contraire, au début de Matrix, l’expérience du doute est engagée par un tiers, en l’occurrence le personnage Morpheus qui fait découvrir au héros la nature illusoire (le monde simulé par la Matrice) de ce qu’il pensait être le monde réel. Alors que dans Matrix, Neo, le héros, ne se doute pas de sa situation, en revanche, dans les Méditations métaphysiques, Descartes met en œuvre une tentative consciente d’approcher le vrai à travers le doute radical érigé en méthode – donc réinvesti de façon dynamique.
Sortir de l’illusion… ou s’y enliser indéfiniment
Entre rêve et réalité se joue aussi le sentiment du destin, allant de pair avec celui de l’illusion. Matrix déploie les différents niveaux de la liberté : du rêveur initial à l’Élu éveillé rencontrant l’Oracle puis l’Architecte, le héros éprouve sa propre oscillation entre liberté et déterminisme. Toutefois, si la vie est une illusion, connaître une influence ne signifie pas forcément qu’on peut s’y dérober, de même que rien n’empêche celui qui nous réveille de notre songe de nous plonger dans un autre. Que faire du piège de l’illusion de la sortie de l’illusion ? L’enlisement dans l’illusion demeure en effet possible : pour autant que le vrai ne naît pas de la correction d’une erreur, il ne suffit pas d’identifier une illusion comme telle pour avoir la garantie de la sortie de l’illusion. Si le monde tel qu’il est perçu par les sens est révoqué en doute, en revanche, le monde prétendument « réel », présenté par Morpheus à Neo est toujours appréhendé à travers les sens. L’absence de preuve solide face à l’illusion étend potentiellement le régime de celle-ci à l’ensemble de la réalité – celle simulée et celle reconnue comme véritable – ce qu’une des interprétations du film suggère . Comme le résume Raphaël Enthoven, Matrix peut être perçu comme une fiction qui donne aux spectateurs l’illusion que les personnages ont l’illusion d’être sortis de l’illusion. Dans le cas d’une « réalité » constituée d’un rêve collectif, la liberté humaine se trouve aussitôt terrassée par un destin collectif calculé, comme dans l’hypothèse de Hilary Putnam des cerveaux dans une cuve, où l’univers consiste seulement en une vaste machinerie automatique programmée pour procurer une hallucination collective .
Des pensées philosophiques à l’expérience cinématographique, le questionnement sur le réel subit un décalage qui est celui de l’expérience directe à l’expérience indirecte et simulée de la fiction, comme le souligne Ollivier Pourriol. Ainsi, l’expérience de pensée proposée par Descartes est une expérience directe et profonde de cette remise en cause, là où la fiction cinématographique ne permet qu’un spectacle passif. Cependant, la puissance du film Matrix est d’oser tenter, par le biais de la fiction, une mise en image d’une expérience – celle de la pensée – qui par définition n’est pas visualisable, car elle correspond à l’ordre de l’esprit. Le spectateur de Matrix fait l’expérience de pensée indirecte d’un monde où des êtres de fiction expérimentent les limites ultimes de la liberté et dépassent les limites habituelles du faire et du vouloir en atteignant la perception mathématique, divine, du monde (à l’instar de la vision de Neo quand il devient l’Élu). Pour le spectateur, il ne suffit pas de vouloir pour faire : à ce titre, le cinéma offre une réalité de compensation. Cela constitue aussi la différence majeure entre l’expérience philosophique et l’expérience cinématographique.
Entre rêve et réalité, le problème demeure insoluble et ouvert à jamais : le doute ne peut avoir pour résultante que la certitude de lui-même et peut nous enliser dans une oscillation indéfinie entre la certitude de la veille ou celle du songe, sans démonstration possible. Autour d’un dialogue avec les arts, la philosophie invite à un questionnement profond et direct et nous incite à le repenser sans cesse à nouveaux frais, à défaut de pouvoir le résoudre. En sortant la réflexion philosophique de ses cénacles habituels, Ollivier Pourriol et Raphaël Enthoven proposent un décloisonnement philosophique qui crée des passerelles entre les grands textes philosophiques, les arts et notre propre expérience du réel. La puissance de la philosophie est de nous donner les outils pour penser et faire dialoguer cette convergence formidable de matérialisations distinctes de l’expérience de la vie… ou du songe