Quand les Britanniques, voulant protéger l’Empire des Indes, furent amenés à dominer et à définir le Moyen-Orient.

L’ouvrage de Guillemette Crouzet, Genèses du Moyen-Orient, qui vient de paraître aux éditions Champs Vallon, mérite une attention particulière. Il intéressera en premier lieu tous ceux qui se préoccupent du Moyen-Orient et de l’espace que représente le Golfe arabo-persique. Il est une invitation à un voyage dans le temps afin de comprendre comment au XIXème siècle, les Britanniques ont établi leur mainmise sur les terres brûlées par le soleil de l’espace Khalijien.



L’émergence d’un espace politique et économique



L’objectif de ce livre est en effet d’appréhender la façon dont les Britanniques entre 1800 et 1914, en voulant protéger l’Empire des Indes, ont été amenés à établir leur suprématie sur le Golfe et à découvrir, à cette occasion, la spécificité de celui-ci et de le définir comme « Middle East » ou Moyen-Orient. L’enquête menée par Guillemette Crouzet repose sur l’étude minutieuse des archives des administrations impériales britanniques et anglo-indiennes, mais aussi sur l’analyse de récits de voyages, de mémoires et de comptes rendus d’explorateurs et de géographes. La confrontation de ces sources diverses et variées lui a permis de retracer tout d’abord la construction politico-administrative et géo-historique du Golfe et de ses cités-états, puis ensuite, de démontrer à partir de l’étude de différents flux de produits, l’insertion de celui-ci à différents espaces économiques macro-régionaux ou mondiaux. S’inscrivant dans une perspective de recherches d’inspiration très braudélienne, privilégiant avant tout une approche géo-historique et spatiale, Guillemette Crouzet détermine ainsi l’importance du Golfe dans le système impérial anglais tout en le replaçant dans le contexte de ce que fut la première mondialisation. Cela la conduit alors plus particulièrement à concevoir la place du Golfe et de ses espaces riverains dans le système anglo-indien.

L’organisation de son travail original et particulièrement innovant repose sur deux axes majeurs. Le premier est structuré autour de cinq chapitres consacrés à la place de l’impérialisme anglais et anglo-indien dans le Golfe. Ils traitent des premières interventions anglaises au début du XIXème siècle, des conditions de leur arrivée, des modes d’ingérence utilisés entre 1809 et 1850 – entre autre la volonté des Britanniques de lutter contre les pirates khalijiens, qui sévissent dans le golfe persique, par la politique de la canonnière, puis l’établissement du traité de 1820 qui leur ouvre le Golfe – des représentations qui étaient faites des tribus de la rive arabe, et des campagnes cartographiques du Golfe entre 1820 et 1914. Pour Guillemette Crouzet, la mainmise sur l’espace Khalijien s’est effectuée en deux temps : de 1809 à 1850, la conquête de la côte de la Trêve et du sultanat d’Oman – le Lower Golfe –, puis à partir de 1870, la domination de l’Upper Golfe. 


Le deuxième axe de son étude est ordonné autour de cinq autres chapitres qui se fixent pour thème l’étude de l’internationalisation croissante du monde Khalijien au cours du XIXème siècle. Ils sont l’occasion de développements analysant les flux commerciaux qui permirent l’intégration du Golfe dans le jeu complexe de l’économie mondiale. Ce sont alors de bien curieuses marchandises : les perles, les dattes, les esclaves et les armes de contrebande, qui sont respectivement étudiées et qui contribuent à démontrer comment ces produits sont les révélateurs de la participation de cet espace et de ses habitants à la globalisation économique.



Une histoire incarnée



Mais le choix fait Guillemette Crouzet n’est pas seulement celui de faire une histoire politique et économique du Golfe Persique. Il est aussi de faire une histoire, comme elle l’explique elle-même, « incarnée » et vivante des Hommes qui le fréquentèrent. C’est la raison pour laquelle au fil de ses chapitres, elle se livre à une passionnante description des habitants du Golfe qui apparaissent à la lueur de ses sources. Elle dresse une fresque passionnante des marchands indiens, des pêcheurs de perles, des négociants arabes, des vendeurs d’esclaves, des pirates et des trafiquants d’armes. Puis, elle s’intéresse aussi au discours des Britanniques et aux représentations induites par le monde exotique qu’ils tentent progressivement de pénétrer. Dans la reconstitution de ces imaginaires, le Golfe semble alors comme un univers anarchique peuplé de créatures effrayantes évoluant au sein d’un environnement inquiétant et sombre.

L’exploration géographique du Golfe à travers les différentes campagnes de surveys dès 1820 permet de comprendre par ailleurs comment fut inventé « scientifiquement » cet espace et comment il fut approprié par ceux qui en dressèrent les contours côtiers à l’occasion de trois grandes campagnes : en 1820-1828 pour le sud du Golfe, en 1835-1860 pour la Mésopotamie, et en 1870-1914 pour l’Upper Golfe et les côtes de Perse. C’est alors que le Golfe apparaît à leurs yeux comme une voie de communication entre la Méditerranée et l’Océan Indien, mais aussi un univers maritime englobant des îles, des côtes et des mers comprenant des rives arabes et perses, et donc comme un pont entre deux mondes. Enfin, les aventures de voyages de grandes figures sont relatées, reconstituées et placées dans les enjeux politiques et économiques de l’époque. Aussi, des pages passionnantes sont-elles consacrées aux différentes pérégrinations du colonel Chesney qui tenta d’ouvrir à plusieurs reprises l’Euphrate à la navigation à vapeur, ou à celle plus politique et symbolique de Lord Curzon qui marqua la fin de la trajectoire anglaise dans les eaux du Golfe.

La lecture de Genèses du Moyen-Orient est par conséquent une invitation à un fabuleux voyage dans le passé pour tous ceux qui souhaitent découvrir le Golfe du XIXème siècle.  Guillemette Crouzet, par un style très clair et précis, et avec un véritable esprit de synthèse, a réussi à faire revivre brillamment l’espace khalijien et à reconstituer les dynamiques politiques et économiques d’un espace complexe. Mais elle a su aussi – et cela fait toute la dimension passionnante de son ouvrage - ressusciter les grandes aventures humaines qui s’y déroulèrent ainsi que les figures de leurs protagonistes et leurs imaginaires. Et il est évident que si la Méditerranée à l’époque de Philippe II a eu pour historien Fernand Braudel, le Golfe arabo-persique du XIXème siècle a trouvé en la personne de Guillemette Crouzet son historienne