Un bilan des effets de la numérisation et des bouleversements technologiques sur la société.

A lire trop rapidement le dernier ouvrage des économistes et professeurs en « digital business » au MIT, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, nous pourrions croire à la dissipation des sombres nuages qui obscurcissent l’avenir des sociétés capitalistes, quant au secteur de l’emploi notamment.

Eloquemment intitulé Le deuxième âge de la machine : travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, ce livre cherche à établir un bilan de l’importante numérisation que connaissent nos sociétés depuis une trentaine d’années environ.

 

La machine 2.0 : le deuxième âge

 

Ce mouvement de numérisation serait le fruit d’un développement conséquent des sciences en rapport avec une certaine forme d’innovation. Autrement dit, nous ne pouvons saisir cette accélération sans la replacer dans son contexte : un contexte économique et néolibéral.

Si la numérisation des sociétés fait qu’aujourd’hui « tout ou presque devient numérique », c’est bien parce qu’elle répond aux besoins économiques d’augmentation de la productivité et des bénéfices.

Mais l’accélération fulgurante de la numérisation des sociétés contemporaines, une numérisation qui touche l’ensemble des secteurs sociaux (automatisation des emplois quel que soit le secteur : éducation, loisirs, communication et jusqu’à notre corps…), ne va pas sans poser un certain nombre de questions d’autant plus cruciales qu’elles permettront de penser humainement l’avenir technologique de nos sociétés. Ce sont bien ces questions que soulèvent les deux auteurs en analysant l’évolution numérique et son impact sur les modes de vie et les êtres humains pris dans leur quotidien, un quotidien sans cesse changeant, bouleversé frénétiquement par les avancées technologiques.

Or, face à cette frénésie, l’homme se trouve peut-être dépassé, avouant plus ou moins consciemment son incapacité à maîtriser ses propres productions techniques. C’est ici l’une des hypothèses formulée par les deux économistes. 

Ce dépassement possible résulte de l’avènement de ce « deuxième âge de la machine », celui de machines intelligentes capables de se substituer aux hommes dans certains domaines. Rappelons que le premier âge de la machine fit suite à la première révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle, avec le passage d’une société rurale et agricole à une société urbaine et industrielle. Cette transition fut occasionnée par la rencontre entre libéralisme et progrès techniques, donnant lieu à de véritables « grappes d’innovations », c'est-à-dire à la création d’un certain nombre de machines, parmi lesquelles la fameuse machine à vapeur améliorée par James Watt ou encore la machine de Hebern   .

Si ces machines permirent de « soulager » l’homme en le remplaçant sur certaines tâches d’ordre physique, en substituant sa force mécanique à celle musculaire des hommes, il n’en demeure pas moins que ces derniers devaient encore contrôler l’action de ces machines, les régler et les entretenir. Non encore autonome et capable de s’adapter automatiquement à une fonction particulière, la machine demeurait un complément au travail des hommes, une sorte d’aide mécanique efficace.

Avec le deuxième âge de la machine, les choses diffèrent. Il ne s’agit plus d’une simple complémentarité entre l’homme et la machine, mais d’une véritable substitution de cette dernière à certaines fonctions humaines. Cela se traduit par une augmentation conséquente de l’automatisation d’emplois divers et la disparition progressive de celui qui les exerçait, à savoir l’homme. C’est ce que remarque notamment le philosophe français Bernard Stiegler dans son dernier ouvrage La société du travail. Tome I, l’avenir du travail   . Force est de constater l’apparition croissante de cette automatisation, au regard de ces nouvelles caisses de supermarchés, de ces distributeurs de billets de train, de spectacles, de ces machines médicales, de ces achats numériques etc., bref de l’ampleur de ce software substitution   .

Ce deuxième âge signifie également l’effacement progressif de l’homme dans la maîtrise de certaines fonctions qui lui sont propres, et notamment en matière cognitive. C’est alors que l’on constate la supériorité des machines dans ces tâches cognitives, qui étaient jusqu’ici proprement humaines. La question se pose alors de savoir jusqu’où l’homme décidera-t-il de laisser sa place aux machines, jusqu’à quel stade acceptera-t-il de les voir le dépasser pour en devenir le sujet faible et obsolète ?

Avant d’en arriver à la réalisation de ces utopies du post-humain qui prônent l’avènement d’une nouvelle forme d’humanité que l’association de l’homme et de la machine aura rendu possible selon les techno-prophètes, Kurzweil, Böstrom et More en tête, il faut davantage observer la réalité présente et en comprendre l’orientation.

 

Une technologie paradoxale

 

Car si l’homme n’est pas encore ce cyborg futuriste, son environnement social subit déjà les mutations technologiques. A commencer par l’économie qui se trouve bouleversée par l’apparition d’innovations technologiques, capables à elles seules d’augmenter la croissance de la productivité, des niveaux de vie, du PIB d’un pays, mais à quel prix ? Amélioration des niveaux de vie ne signifie pas une meilleure condition d’existence. Le bonheur artificiel ne fait que masquer le vide d’une existence creusée par de « faux besoins » marcusiens, et faire accepter l’aliénation croissante aux objets technologiques qui alimentent le capitalisme. Comme le révèlent les auteurs, est-il sensé que « la Banque mondiale estime que les trois quarts de la population mondiale ont désormais accès à un téléphone portable et que, dans certains pays, le téléphone mobile est plus répandu que l’eau potable ou l’électricité »   ?

La technologie augmente la productivité et permettrait ainsi une meilleure satisfaction des besoins des clients. Mais une fois encore, le revers de cette prétendue « prouesse » technologique se situe dans les non-dits des chefs d’entreprises et des innovateurs, car si « les clients se portent mieux et que des richesses énormes ont été créées, l’essentiel du revenu issu des nouveaux produits et services ne profite qu’à un groupe relativement restreint d’individus »   .

 

Finalement, la technologie et les innovations en la matière ouvriraient la voie à d’infinies possibilités qui pourraient être autant de solutions pour renverser un mode d’organisation sociale au cœur duquel l’homme s’oublie un peu plus chaque jour, perdant sa liberté et jusqu’à la possibilité même de la revendiquer.

Or, ces infinies possibilités sont mises à la disposition du capitalisme, ce même système auquel elles auraient pu proposer une alternative. Rien d’étonnant à cela, puisque développement technologique et logiques capitalistes sont complémentaires : le capitalisme permet le développement technologique dont il a besoin pour « survivre ».

 

C’est ce paradoxe que cherchent à démontrer les auteurs à travers cet ouvrage : le fait que si dans certains secteurs la technologie joue un rôle crucial pour l’émancipation et le bien-être humain, dans d’autres secteurs, notamment économiques (et l’on sait aujourd’hui l’ampleur de ce secteur et sa domination sur l’ensemble des autres), les innovations technologiques permettent un accroissement de productivité qui ne bénéficie qu’à un groupe restreint d’individus.

Nous évoquions le rôle de la technologie sur l’augmentation du PIB, mais « même quand il est parfaitement mesuré, il ne quantifie pas le bien-être. Les courbes de la croissance du PIB et de la productivité […] ne sont pas sans importance, mais elles ne permettent pas de mesurer le bien-être général d’une société, ni même le seul bien-être économique »   .

Si le PIB augmente grâce aux innovations technologiques, une fois encore le système d’organisation sociale capitaliste ne permet pas à cet indicateur d’être le reflet d’une réalité : car les innovations technologies utilisées dans le contexte néolibéral ne font que creuser les inégalités, accentuant le fossé entre « gagnants » et « perdants » de cette course technologique, et favorisant « la prospérité des superstars dans une économie où le gagnant prend tout »   .

Pour ne citer plus qu’un de ces paradoxes de la technologie : la diffusion de la connaissance. Certes la technologie a largement permis l’accès à la connaissance, via sa numérisation, sa mobilité et sa communication. C’est un acquis absolument fondamental et précieux sur le chemin de l’émancipation de l’homme. Malheureusement, et une fois n’est pas coutume, il est à regretter que l’accès à cette connaissance ne bénéficie pas à l’ensemble des hommes, et soit limitée à l’acquisition d’un ordinateur, d’un téléphone ou d’un objet technologique que la plupart des individus ne peuvent obtenir ou que les institutions ne peuvent ou ne veulent pas mettre en place.

Est à regretter également l’impossibilité pour ces individus de participer à l’enrichissement de ces connaissances. Le risque serait alors de voir s’imposer les connaissances de la culture parvenue à maîtriser parfaitement les outils technologiques de diffusion.

 

Grand pouvoir, grande responsabilité

 

Une chose est sûre, le pouvoir de la technologie est considérable et ne fait qu’augmenter au fil des recherches et des innovations. Considérable parce que celui qui le détient a la possibilité de changer le monde, et ce monde change à une vitesse incroyable, peut-être déjà inhumaine.

Or si jusqu’ici le détenteur de ce pouvoir était l’homme, avec sa capacité à faire le mal et à vouloir le bien. Il n’appartenait qu’à lui d’utiliser la technologie en vue de faire progresser l’humanité par la diffusion de la connaissance, le perfectionnement des techniques médicales et leur accessibilité, l’édification d’un monde orienté vers le devenir humain de l’homme et sa liberté, ou bien de concourir à sa perte par la création d’armes et de bombes atomiques.

Mais aujourd’hui, ce pouvoir pourrait lui échapper, ne plus lui appartenir, et l'homme s’en trouver assujetti. Ce serait le cas si ce pouvoir s’autonomisait de l’homme pour créer sa propre logique, sa propre conscience et au final son propre devenir essentiellement non-humain.

C’est ce contre quoi notamment, Brynjolfsson et McAfee mettent en garde dans les derniers chapitres de leur ouvrage : le pouvoir technologique est grand, ne fuyons pas les responsabilités qu'il nous incombe, mais au contraire, affirmons-les de sorte qu’il soit une source de progrès véritable.

Bien que nous constatons déjà les prémices de cet abandon de nos responsabilités à travers notre progressive fuite dans le monde virtuel, la réalité chiffrée, et cette incapacité devenue modèle quant à prévoir les conséquences de nos recherches, il ne tient qu’à nous de réaffirmer plus que jamais notre appartenance au monde des hommes, un monde que la technologie peut continuer de servir en toute intelligence.

C’est ainsi que face aux utopies du post-humain et son idéologie transhumaniste, face à une organisation sociale de type capitaliste, qui tentent de déstabiliser le sens de l’humain, de provoquer ce que l’historien et essayiste Franck Damour qualifie de « trouble dans l’humain »   , il dépend de ces mêmes hommes, certes en manque de repères mais encore conscients de leur humanité, de (re)penser la technologie afin de la réinsérer dans  le bagage du devenir humain dont elle semble s’être échappée.

« Quand on peut mesurer ce dont on parle et l’exprimer par des nombres, cela veut dire qu’on sait quelque chose ; si l’on ne peut pas l’exprimer par des nombres, cela veut dire qu’on ne sait presque rien ». Si le constat du physicien britannique William Thomson Kelvin semble être aujourd’hui la base d’un scientisme aveugle, capable d’imposer la Vérité à partir des données chiffrées, de la seule raison calculante à laquelle il restreint la vérité de l’homme, alors peut-être faut-il essayer sinon de renverser ce constat, du moins de le nuancer fortement.

Si « le deuxième âge de la machine se définira par d’innombrables utilisations nouvelles de l’intelligence artificielle et par l’interconnexion de milliards de cerveaux qui travailleront ensemble pour mieux comprendre et améliorer le monde » – ce dont nous sommes en droit de douter, ne connaissant pas l’origine de cette « amélioration » –, alors « tout ce qui existait auparavant paraîtra, en comparaison, dérisoire »   , et l’homme tout particulièrement

 

À lire également sur nonfiction.fr :

Notre dossier Le travail en débat