Fiona est juge aux affaires familiales. Dans le roman, qui donne à voir quelques semaines de son existence, l’intime et le professionnel se mêlent en permanence. Non seulement parce que son métier interfère avec sa vie : il est un refuge lorsque son couple bat de l’aile ; mais surtout parce qu’être juge, c’est s’introduire dans l’existence des gens pour mieux la comprendre et résoudre un problème qui se pose.



Ainsi, cette famille où les parents divorcés ne s’accordent pas à propos de l’éducation des enfants : la mère envoie ses filles dans un lycée juif mixte « où la télévision, le rock, Internet et la fréquentation d’enfants non juifs étaient autorisés »   , ce qui ne convient pas au père qui aimerait plus de rigorisme. Fiona doit alors choisir entre l’un ou l’autre mode de scolarisation et donc de vie. La juge se fait sociologue : elle expose dans une première partie de son jugement l’« environnement familial » ; puis elle se fait philosophe dans un second mouvement intitulé « divergences morales » où elle réfléchit à l’« intérêt de l’enfant ».

Mais qu’est-ce donc que l’intérêt d’un enfant ?

« Quand un tribunal se prononce sur une question relative à […] l’éducation d’un mineur […], l’intérêt de l’enfant doit être la priorité absolue de la cour. » Placé en exergue du roman, cette phrase est issue du Children Act. Fiona la commente abondamment : « Elle admettait avec Lord Hailsham que cette notion était indissociable de celle de bien-être, et recouvrait tout ce qui touchait au développement de l’enfant en tant que personne. Elle renvoyait à Tom Bingham, concédant qu’elle était obligée d’adopter une vision à moyen et à long terme, et notant qu’un enfant de notre époque pouvait très bien vivre jusqu’au XXIIe siècle. […] L’intérêt de l’enfant, son bonheur, son bien-être devaient se conformer au concept philosophique de la vie bonne »   .

Parmi les critères énumérés, se trouve « la présence […] d’une relation significative, ou d’un petit nombre d’entre elles, reposant avant tout sur l’amour »   . Or, sur ce terrain, la juge reconnaît qu’elle est meilleure en théorie qu’en pratique.
Le livre présente plusieurs affaires, qui pourraient constituer de brèves nouvelles enchâssées, mais se concentre sur l’une d’elles. L’intérêt problématique de l’enfant, c’est surtout celui d’Adam Henry, témoin de Jéhovah. Il porte le nom du premier homme et risque de mourir peu avant ses 18 ans. À quelques mois près, il aurait pu décider seul de son sort mais c’est encore à ses parents de le faire. La transfusion dont il a besoin guérirait à coup sûr son cancer mais sa famille refuse, lui aussi d’ailleurs. L’affaire doit donc être jugée de toute urgence par Fiona que son greffier appelle un dimanche soir.

La juge se retrouve donc avec le droit de vie ou de mort sur ce garçon. Et les choses ne sont pas aussi faciles qu’il n’y paraît : il ne va pas de soi que l’intérêt d’un enfant, qui n’en est presque plus un, soit d’aller contre sa volonté. Un participant au procès cite un autre juge pour qui « le droit du patient à décider par lui-même peut être considéré comme un droit humain fondamental »   . « On sait où est le bien »   affirme Adam Henry, ultra-croyant. Mais la justice n’est pas la religion. Fiona, elle, ne sait pas. « Qui p[eut] juger ? »   .

Juger, c’est parfois se tromper. Mais l’on s’en rend compte souvent trop tard. Fiona a honte d’un collègue empêtré dans « l’une des plus grandes erreurs judiciaires de ces dernières années »   : une mère condamnée et pourtant innocente. Dans l’affaire Adam Henry, il n’est pas question de coupable ou d’innocent. Fiona peut condamner un garçon à la vie – c’est le châtiment que le principal intéressé semble redouter le plus, car il va contre la volonté de Dieu.

Dans ce roman, il est question de justice évidemment, mais aussi de médecine, de musique, de poésie, de religion et donc d’herméneutique. Alors que l’avocat qui plaide pour la vie de l’adolescent fait remarquer que la Bible interdit seulement de « consommer du sang »   (« “seule la chair avec son âme – son sang – tu ne mangeras pointˮ ») et non de le transfuser, le père croyant rétorque : « Vous verrez sans doute qu’en grec et en hébreu, le texte original dit “prendre dans son corpsˮ »   . Tout est question d’interprétation, tout est « système de valeur »   .

Le travail du juge, quand cesse-t-il ? Lorsqu’il rentre chez lui le soir, qu’il part en week-end, qu’il vit sa propre vie ? Lorsqu’il joue du piano, comme Fiona aime à le faire ? Lorsqu’il rend son jugement ? Il semblerait que non. Il y a une affaire après l’affaire Adam Henry : ce n’est pas fini. La juge se trouve impliquée, et prise à partie, au-delà de ses attentes : « Elle croyait que ses responsabilités s’arrêtaient aux murs de la salle d’audience. Mais comment auraient-elles pu s’arrêter là ? »   C’est ce genre de questions que pose le roman, et aussi : qu’est-ce, au juste, qu’un happy end ?



Ian McEwan, L’Intérêt de l’enfant
Gallimard, « Du monde entier », 2015
240 pages, 18 euros