Dans un roman catastrophe, anticapitaliste et nostalgique, Nathaniel Rich imagine le portrait de vieillesse d’une société qui, à force de calculer les risques, finit par en payer le coût.

 

Le dernier livre du jeune romancier américain Nathaniel Rich met en scène Mitchell Zukor, mathématicien brillant mais clairement névrosé, qui vit dans la peur constante des catastrophes à venir. Il trouve le moyen d’unir son don des chiffres et ses angoisses lorsqu’il est recruté par une compagnie de conseil financier de Wall Street, FutureWorld, qui vend à de grandes sociétés des scénarios sur de possibles futures catastrophes. Zukor doit calculer les pires avenirs possibles : plus ils seront effrayants, plus les entreprises paieront.

Patrick Boucheron et Corey Robin soulignaient il y a peu les usages politiques de la peur : on en voit ici les vertus économiques... Le jeune homme se mue alors en marchand de peur, imaginant sans jamais inventer, s’appuyant sur des sources et des calculs. Guerres, épidémies, catastrophes naturelles : c’est tout le spectre de nos fins possibles qui défilent sous sa plume. Dans le même temps, Zukor entretient une relation épistolaire avec une ancienne camarade d’université, devenue une néo-hippie vivant à la campagne, et qui joue comme son double inversé – la campagne contre la ville, l’horizontalité des champs contre la verticalité de Wall Street, la joie de vivre le moment présent contre la peur d’attendre les lendemains.

La réalité finit, évidemment, par rejoindre la fiction : une terrible catastrophe, en l’occurrence un violent ouragan, frappe la ville de New York. Les morts se chiffrent par milliers, les dégâts sont terribles. Zukor quitte la ville à bord d’un canoë, tente de retrouver son amie hippie, échoue, et revient sur la côte est pour découvrir qu’il est devenu célébrissime : il est « le prophète », celui qui a su prévoir la catastrophe là où personne n’avait rien vu. Dans un anti-climax quelque peu décevant, on voit alors Zukor quitter ce monde qui est le sien, et s’installer dans un terrain en friches de cette New York dévastée, pour y cultiver, modestement, son jardin. Pangloss aurait apprécié cette fin : le lecteur, probablement, l’aimera moins, tant elle est artificielle – ce qui, avouons-le, est ironique pour un retour à la terre.

Thriller philosophique et nostalgique

Reste que le roman est agréable et se lit bien. Au fil des pages, on voit Zukor mûrir peu à peu. En fait, son évolution psychologique et personnelle joue comme le miroir de l’évolution du monde : plus il vend de scénarios catastrophes, plus il fait peur, plus il domine ses angoisses et s’apaise. Lorsque New York se noie sous les eaux et sombre dans la folie des hystéries collectives, Zukor, au contraire, domine calmement la situation : c’est alors qu’il fait preuve de courage, d’audace, de générosité, ou qu’il initie une histoire d’amour avec une collègue, Jane. On retrouve cette relation jusqu’à la fin du roman : alors que Jane veut exploiter sa nouvelle célébrité pour gagner de l’argent, alors que la ville se reconstruit, Zukor rompt avec ce milieu. D’où l’aspect un peu curieux, hybride, du roman : si la première partie est construite comme un thriller financier, la seconde, à partir du moment où l’ouragan a frappé, s’apparente davantage à un roman philosophique. Après le déluge, le renouveau, et Nathaniel Rich dit clairement s’être inspiré des grands récits mythologiques. Le changement de ton est avant tout un changement de rythme : après la catastrophe, tout va plus lentement, tout est plus décousu.

Le roman se double alors d’un message, sinon tout à fait politique, du moins clairement inscrit dans l’actualité. Ce message se déploie sur deux fronts. L’auteur dénonce d’abord le mode de vie urbain. Avec finesse, et subtilité : fantasmant sur le retour à la terre de son amie hippie, Zukor est conscient qu’il n’est permis que par l’argent du beau-père de son amie. La ferme coopérative qui le fait tant rêver s’écroule dans l’anarchie dès que cet argent vient à manquer. Mais la critique reste fondée, et ancrée dans plusieurs personnages : le patron de FutureWorld ne pense qu’à s’enrichir sur le dos des peurs de tous ; les entreprises qui n’achètent les scénarios de Zukor que pour se mettre à l’abri d’une poursuite judiciaire en cas de catastrophes perdent tout lors de l’ouragan, alors que celles qui appliquent ses conseils sauvent les vies de leurs employés.

Lecture critique de l’économie capitaliste ? Assurément, lorsqu’on lit ces pages grinçants décrivant les traders de Wall Street se rendre dans leurs bureaux alors que l’ouragan déferle sur la ville. Le message s’articule donc autour d’une opposition, probablement un peu naïve, entre la ville et la terre : Zukor s’épanouit lorsqu’il renonce à la ville, à l’électricité, aux journaux, pour mieux cultiver un petit jardin et construire sa maison. On retrouve ici ce que Catherine Rouvière, dans un ouvrage récent, appelait « l’utopie néo-rurale »   . Vision un peu naïve, puisque même Jane, devenue une riche PDG, éprouve l’attrait de ce mode de vie, et passe en quelques pages d’un « sortez moi de là »   à un « elle voulait plus que tout vivre dans les Flatlands »   . Le message devient alors très rassurant : après la catastrophe, la destruction, les morts, un nouveau mode de vie, plus sincère et authentique, devient possible.

Urgences du temps

L’auteur vise ensuite, plus précisément, l’imprévoyance des pouvoirs publics et des grands médias : alors que les experts mettent en garde contre l’arrivée de l’ouragan, personne ne les écoute avant qu’il ne soit presque trop tard. Cette dynamique est constitutive des scénarios de films ou de livres catastrophes ; reste qu’il y a là un vrai enjeu : comment, lorsque l’on sait, se faire entendre de ceux qui décident ? Comment leur faire accepter des réformes, des actions, des programmes qui coûtent très cher ? La relation est à double tranchants : salué comme « le prophète », Zukor est violemment pris à parti par la foule lorsqu’il tente de lui expliquer qu’il ne sait pas ce que réserve l’avenir, qu’il ne fait que calculer les probabilités qu’un événement a de se produire.

L’auteur vit à la Nouvelle-Orléans : comment ne pas entendre, dans ces descriptions d’un New York inondé, dévasté, les échos de Katrina ? On y décèle, peut-être, un brin d’amertume : mettre en scène la destruction de la ville emblématique des Etats-Unis est peut-être une façon de frapper le lectorat américain, de souligner que ce qui est arrivé en Louisiane en 2005 peut, demain, arriver n’importe où. Que le lectorat français ne se sente pas à l’abri : il suffit de lire le très bon Paris coule-t-il de la géographe Magali Reghezza   pour y voir les images d’un avenir aussi probable qu’humide. En soulignant que certains penseront toujours à l’argent avant de passer aux précautions, en mettant en scène l’extrême vulnérabilité de nos plus grandes villes face aux catastrophes climatiques, le roman participe pleinement aux débats du temps, et sa traduction en français tombe à pic alors que la COP21 vient de s’achever.

Les derniers mots du roman sont très symboliques. Jane s’arrache à la tentation de la terre, remonte dans sa limousine climatisée, retourne à Wall Street, à ses réunions commerciales, à ses stratégies marketing. Elle alpague son chauffeur en lui disant de faire vite : « nous n’avons pas beaucoup de temps »   . Si ce « nous » renvoie aux financiers, la dernière phrase sonne comme la critique discrète d’un monde trop pressé, qui oublie que le temps se prend lorsqu’on le veut bien. Si ce « nous » s’entend dans un sens plus large, les derniers mots nous rappellent que le délai, pour faire face aux défis du réchauffement climatique, est presque écoulé. Après nous le déluge ?
 

Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir
Ed. du sous-sol, 2015, 22,50 euros