Un recueil d’essais autobiographiques qui font de l’écriture une arme contre les discriminations de classe et de sexe.

Publié en 1994 aux États-Unis et traduit en 1999 pour inaugurer la collection « Le Rayon Gay » de Guillaume Dustan, Peau est proposé aux éditions Cambourakis dans une traduction révisée par Nicolas Milon, son traducteur originel. La réédition comporte également sept essais inédits en français, traduits par Camille Olivier, qui s’est également chargée de féminiser l’ensemble des textes.

Née en 1949 en Caroline du Sud, Dorothy Allison grandit dans un milieu ouvrier dont la violence et l’extrême pauvreté marqueront son œuvre et sa vie. Parvenue à s’extraire de son milieu, elle se définit comme « activiste féministe lesbienne radicale » depuis les années 1970, moment où elle commence à participer à des conférences et à publier de nombreux articles et essais. Au sein du milieu féministe, ses origines lui permettent de garder une certaine distance et de prendre conscience que le milieu est dominé par des femmes blanches issues de la classe moyenne supérieure, et que ce milieu influence largement leur conception du féminisme.

Qualifiés d’essais, les courts textes réunis ici sont pourtant loin d’un discours intellectualisé mais l’auteur s’y attache, dans une perspective de dire l’intime qui deviendra un rapport éthique à la vérité à travers l’écriture, à dire sa vie, s’attacher à dire des détails du quotidien, ne négligeant rien, des relations avec sa mère ou avec les lesbiennes de sa génération, de son déménagement à New York, puis en banlieue, de son passage dans la ville de son enfance et des souvenirs qu’elle y laisse surgir. Tout ce qui l’entoure devenant source de réflexion, Dorothy Allison parvient à créer une forme hybride très sensible, à mi-chemin entre l’essai et le biographique. La découverte de la littérature se fait ainsi, sans clivage, au milieu d’autres détails de la vie, à travers certaines lectures et la participation aux ateliers d’écriture de Bertha Harris, à qui elle doit cette certitude : l’écriture est toujours un acte révolutionnaire.

 

Un rapport éthique à la vérité

 

Ce qui rend l’écriture, la littérature, si capitale et nécessaire réside naturellement dans son rapport à la vérité : pouvoir dire les choses tout en sélectionnant les détails, les tournures, les mots. Il restera toujours suffisamment à omettre pour que se pose la question de la tentation du mensonge. Et donc de ses fondements, de ce qui nous pousse à avoir honte et à dissimuler.

Comme le sous-titre de Peau l’indique, le rapport à la vérité comme entreprise littéraire est indissociable de la sexualité, ainsi que des origines de classe de son auteur. C’est d’abord dans la pauvreté, dans le viol et l’inceste que Dorothy Allison forge son rapport au mensonge. Résignée à ce que le comportement de son beau-père soit juste celui des hommes de la classe ouvrière, à ce que son propre destin soit de tomber enceinte avant 15 ans, comme sa mère, qui lui conseille d’opter pour le mensonge : « Ils vont t’envoyer en détention. Tu finiras dans la prison du comté et ta vie sera fichue. Tu ne veux pas faire ça. »

Dorothy Allison observe avec finesse ces femmes de la classe ouvrière dont elle est désormais parvenue à s’extraire, sur qui elle peut aujourd’hui poser un regard distancié et bienveillant, admettre l’amour malgré la trahison, dans la compréhension douloureuse de cette mère qui finissait par se mentir à elle-même « pour ne pas devenir folle », quand sa survie économique et celle de sa famille dépend d’un homme qui viole ses filles.

Pour Dorothy Allison, cette sensibilité particulière à l’écriture prend sa genèse dans l’appartenance à ceux qui sont d’abord victimes des mythes. Le besoin de faire éclater la vérité confère une posture éthique et politique à l’acte d’écrire, mais ne la relègue pas pour autant à une description factuelle. En se questionnant sur sa pratique, elle ne la définit pas comme autobiographique : « J’invente une histoire, je la construis, et je désire qu’elle ait un impact, un effet, pour littéralement changer le monde qui a menti à ma mère, mes sœurs et moi. L’histoire que j’invente provient de ma vie et de mes croyances, mais ce n’est pas une autobiographie, ni même la "biomythographieˮ dont Audre Lorde se fait la championne. Ce que je me suis appris à faire, c’est faire éclater la vérité dans l’écriture »   .

Ce qui peut sembler d’une évidente naïveté, voire tout droit sorti d’une posture littéraire, prend une dimension particulière quand on se confronte à cette écriture et à l’empathie qu’elle provoque. Aussi parce que l’auteur a elle-même pu prendre la distance nécessaire, notamment en changeant de classe sociale : transfuge qui semble lui avoir offert une capacité à se regarder de l’extérieur, et qu’elle conservera pour tous les aspects de sa vie sur lesquels elle écrira.

 

Du mythe de la classe ouvrière à celui de la lesbienne

 

Dans les représentations de la pauvreté, elle ne trouve encore que des mythes et y voit principalement une « tribune permettant de taper sur les classes moyennes et supérieures ». Elle n’y retrouve rien qui correspondrait à sa famille, rien finalement qui soit vraiment vécu de l’intérieur : « La réalité faite de haine de soi et de violence était absente ou caricaturée. La pauvreté que je connaissais était monotone, anesthésiante, avilissante ; les femmes y avaient du pouvoir mais selon des critères qui n’apparaissaient pas comme héroïques au reste de la société »   .

Plus tard, pourtant, étudiante boursière, elle reconnaîtra que ce mythe s’était posé sur elle, lui donnant du prestige, la faisant passer d’un mythe à un autre, de celui des pauvres malhonnêtes, alcooliques et à peine humains, au mythe du pauvre méritant et travailleur, capable de s’extraire de son milieu s’il le mérite vraiment. Si elle ne peut pas toujours se distancier de ces fictions, elle trouve grâce à l’écriture la possibilité de dire la honte ou les facilités qu’elles ont pu lui inspirer.

Les rapports de classe sont les plus prégnants dans son écriture et conditionnent sa vision des autres rapports de domination. Si elle a pu échapper aux mythes s’attachant à la pauvreté, ce n’était pas pour ensuite se conformer à ceux recréés par le féminisme. Elle se distancie toujours des théories de son époque : « La théorie féministe traditionnelle a eu une compréhension limitée des différences de classes, ainsi que de la façon dont la sexualité et le moi sont façonnés à la fois par le désir et par le déni. Cette théorie suggère que nous sommes toutes des sœurs et que nous devrions diriger notre colère et notre méfiance uniquement vers le monde extérieur à la communauté lesbienne. Il est facile de dire que le patriarcat est la cause de tout, que la pauvreté et le mépris sont des produits de la société patriarcale. J’ai moi-même souvent ressenti le besoin de lier mon vécu sexuel à mes origines sociales, de prétendre que ma vie en tant que lesbienne et ma vie de femme issue de la classe ouvrière étaient toutes deux le produit du patriarcat. […] La difficulté réside dans le fait que je ne peux pas imputer la source de tous mes problèmes à la vie ni au patriarcat, ni à l’inceste, ni à la structure de classes de notre société, pourtant invisible et objet de déni »   .

Sa compréhension des rapports de domination, des mécanismes de sentiments intériorisés la mène à s’observer elle-même comme objet d’étude pris dans ces croisements de pouvoir. Elle exprime parfois des idées qui seraient encore très actuelles dans les débats féministes d’aujourd’hui, notamment grâce à son approche très intersectionnelle, en tant qu’écrivaine qui se revendique féministe mais se dit avant toute chose marquée par la pauvreté dans laquelle elle a grandi.

L’appartenance à ce premier groupe social et le rejet qu’elle a ensuite éprouvé à son égard malgré l’amour qu’elle portait à sa famille lui a permis de se distancier de l’appartenance à des communautés : « Plus que tout, j’ai essayé de comprendre la politique du ils, pourquoi l’être humain craint et stigmatise celui ou celle qui est autre, tout en redoutant secrètement d’être lui-même ou elle-même autre. Classe, race, sexualité, genre – et toutes les autres catégories dans lesquelles nous nous classons et rejetons les un(e)s et les autres – ont besoin d’être combattues de l’intérieur. […] Les personnes commencent à croire que pour que la survie de leur famille et de leur communauté dépend de l’oppression des autres […]. C’est ce qui rend les Blanc(he)s pauvres du Sud si racistes et les classes moyennes si méprisantes à l’égard des pauvres. »

 

« Nous ne pouvons pas faire de compromis quand il s’agit de savoir comment contester le système de l’oppression sexuelle »

 

L’accession à une classe supérieure s’accompagne chez Allison de l’intégration dans la communauté lesbienne. Avec le confort de cette nouvelle « famille » en laquelle elle a pu espérer trouver un refuge contre les discriminations arrive au contraire de nouveaux clivages. Elle s’y trouvera rejetée et critiquée en raison de sa pratique du SM ou de son attirance pour les rapports butch/fem, rejetés par le milieu féministe de l’époque.

Elle refuse d’adopter une sexualité qui conforterait une quelconque théorie, préférant partir en quête d’idées qui défendraient vraiment sa sexualité. Elle défendra également la pornographie, rejoignant un groupe encore minoritaires de femmes, avant, pendant et après les sex wars. Elle pose les prémices d’un féminisme pro-sexe (qu’elle qualifie alors de sex radical) et s’oppose publiquement aux féministes de son époque. En 1984, deux ans après la conférence Barnard, elle affirme : « Plutôt que de s’exprimer en faveur de la diversité sexuelle, la plupart des féministes continuent à éviter la discussion. C’est trop dangereux, trop douloureux, trop désespéré, et les sex wars sont censées de toute façon appartenir au passé. Mais tant que des femmes continuent à avoir peur de ce qui pourrait être révélé de nos peurs et de nos désirs personnels, il est clair que les sex wars sont loin d’être terminées »   .

Le combat de Dorothy ne sera pas de créer un espace communautaire lesbien et des idées qui s’y restreindraient tout en le confortant en tant que groupe. Le féminisme se fait pour elle une façon de défendre toutes les minorités sexuelles, plus qu’une simple identité de « lesbienne », qui pourrait trop facilement être confondue avec une réplique de la scène hétérosexuelle, ce à quoi elle s’oppose, comme si les « lesbiennes », en tant que minorité sexuelle, devaient conserver ce rôle et s’affirmer ainsi, afin d’ouvrir la parole à d’autres sous-groupes opprimés : « Nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons pas faire de compromis quand il s’agit de savoir comment contester le système de l’oppression sexuelle. Ayons le courage de ne pas nous renier volontairement, de ne pas passer ces marchés de dupe qui peuvent sembler valables sur le moment. Je pense, par exemple, à toutes ces fois où nous nous sommes pliés à cette société, sa haine et sa peur du sexe, en prétendant en tant que lesbiennes que nous ne sommes en réalité pas différentes des hétérosexuel(le)s, et en mettant si fortement l’accent sur les statistiques qui dépeignent les lesbiennes monogames, centrées sur leur couple et leur communauté et tellement acceptables, contrairement à ces queers outrageantes, aux mœurs légères, et provocantes en public »   .

 

« Si écrire était dangereux, mentir était meurtrier »

 

Et le lien entre le sexe et la littérature, cette valeur révolutionnaire de l’écriture, se situe à merveille ici, parce que c’est bien aux tabous qu’il faudra s’attaquer, et qu’ils se situent à merveille dans le sexe, sorte de cristallisation des censures sociales.

S’affirmer en tant que lesbienne ne « suffira » pas, puisque les tabous évoluent en fonction des contextes, se déplaçant différemment dans le milieu lesbien ou féministe. Pour Allison, ce sera une façon « dangereuse », au risque de se mettre le milieu féministe à dos, d’afficher ses préférences sexuelles et de décrire tout ce qui peut y être perçu négativement, de l’usage du gode à la pratique du SM.

Néanmoins, avec l’écriture, elle fait le choix de ce risque-ci, qu’elle préférera au risque de se renier elle-même : « Si écrire était dangereux, mentir était meurtrier »   . Dans une sorte de réhabilitation de la « littérature du je » qui peut prendre le parfait contre-courant des accusations de narcissisme qu’on lui oppose en prenant le parti de l’exposition et de la visibilité : « Je suis plutôt persuadée que lorsque tout le monde reconnaît et agit selon son désir, cela nous fait du bien à tou(te)s – ne serait-ce qu’en donnant aux autres la permission d’agir selon leurs désirs »   .

Les revendications de vérité s’éloignent de toute tentation voyeuriste ou narcissique : parler de soi en mettant justement l’accent sur ce que l’on serait tenu de cacher pour peine de stigmatisation permettrait de replacer tout ce qui a pu être dramatisé par le silence ou la censure dans un parcours de vie commun. Commun et peut-être perçu comme relevant de l’exception parce que constamment passé sous silence et caché sous peine d’attaques, de calomnies, d’exclusion sociale, de stigmatisation… La censure, l’obligation à se taire sous peine de « bannissement social », d’imposition de honte ou d’un sentiment de haine de soi, sont de puissants outils de contrôle qui peuvent pourtant être désamorcés par le simple fait de se dire et de s’exposer.

Une tension se crée alors dans l’écriture entre la plus pure simplicité de dire sa vie qui paraîtrait presque naïve si elle n’avait pas cette conscience de la puissance révolutionnaire de l’affichage de son type de discours : « Toutes ces déclarations semblent très simples, presque insignifiantes, mais le simple fait de dire la vérité, de faire de simples constats à propos de votre identité et de vos croyances – particulièrement lorsqu’elles ne s’accordent pas aux préjugés sociaux existants – peut vous amener à être attaqué(e), calomnié(e) ou assassiné(e) »   .