Un condensé intense d’un siècle et demi d’histoire des images masculines érotiques… et donc de l’homosexualité.

Entrées multiples

D’abord, il faut feuilleter, passer des minutes (longues) à tourner les pages de ce qui est l’album assez exceptionnel de plus d’un siècle d’images de la fantasmatique homosexuelle. Cette approche-là dit déjà beaucoup du projet de ce livre à nul autre pareil puisque sa construction chronologique permet de suivre l’évolution de ces clichés, les images anonymes de photographes anonymes cédant peu à peu la place aux œuvres célèbres de photographes stars, sans oublier toutes les étapes intermédiaires. Pourrait-on se contenter de ce cheminement à travers les 350 photos reproduites ici pour appréhender les changements survenus au fil de cette histoire ? Oui, peut-être, tant sont palpables (dans les corps représentés, dans les poses des modèles, dans le regard des opérateurs, dans l’aspect purement technique des photos…) certaines de ces évolutions (destination érotique ou artistique, diffusion confidentielle ou publique, intérêt documentaire ou masturbatoire, etc.). Et non, bien sûr, car en photographie comme en toute forme d’art, l’essentiel est au moins autant dans l’œuvre que dans son contexte.

Et c’est là que le texte extrêmement riche de Pierre Borhan entre en jeu, ne cessant d’investir de nouveaux champs d’exploration sans rien perdre ni de sa précision, ni de sa densité, ni de son élégance. Car en parallèle à cette histoire des images de la masculinité érotisée, c’est bien une histoire sociale, politique, culturelle de l’homosexualité et des homosexuels qui s’écrit ici, une histoire du regard sur les homosexuels et des homosexuels sur eux-mêmes, de leur place tue, reconnue ou revendiquée dans la société, de leurs rapports plus ou moins transgressifs ou assumés avec leurs désirs et avec les tabous du moment, etc. Ce n’est donc pas un hasard si les photos de ces amateurs du début du XXe siècle mettant en scène leurs fantasmes et leurs vies secrètes, sont plus émouvantes et plus riches d’enseignements que les clichés esthétiquement somptueux mais aux enjeux purement artistiques (quand ils ne sont pas d’abord commerciaux…) du tout-venant de la production érotique contemporaine. De la même manière, la passionnante étude de Pierre Borhan perd un peu de sa substance en se réduisant progressivement, en s’approchant de l’époque contemporaine, à un name dropping un peu vain, tant il n’est guère essentiel de distinguer Joseph Caprio de Geri Pozzar ou David Vance de Toni Catany. Difficile de lui en tenir rigueur tant cela semble la loi du genre, la (relative) normalisation (d’aucuns diront banalisation) de l’homosexualité dans les sociétés et la production culturelle occidentales conduisant dans les différents domaines de la création à ce même phénomène : multiplication exponentielle des représentations (cela vaut en cinéma, en littérature, à la télévision, etc.) et, sauf exception d’artistes visionnaires (ici Robert Mapplethorpe ou Pierre et Gilles, etc.), affadissement et standardisation de ces représentations. L’intelligence du livre est d’ailleurs d’en être suffisamment conscient pour avoir privilégié, dans le choix des photos reproduites, celles qui réussissent à s’extirper de cette moyenne, permettant que ce qui saute aux yeux à la lecture ne soit pas forcément aussi évident au premier coup d’œil.


Corps découverts

Mais pour en arriver à ce stade ultime où la raison d’être de ce livre se perd dans la multitude des publications homoérotiques regroupant ce type d’images, le chemin que nous fait parcourir Borhan est celui de toutes les (re)découvertes. Découverte de ces images d’amis-amants du temps de la photo naissante et de l’homosexualité clandestine, punie par la loi et la morale tant sociale que religieuse. Redécouverte des portraits candides de jeunes éphèbes siciliens en tenues de pâtres grecs signés du pionnier Wilhelm von Gloeden, inventant la première forme acceptable publiquement d’érotisme masculin. Découverte des premiers pas de la photo d’athlètes dans les années 30 (notamment le sculptural Tony Sansone) et redécouverte de l’épopée des magazines de culture physique dans l’Amérique de l’après-guerre, détours pris pour défier des censures et offrir aux homosexuels des supports à leurs désirs toujours prohibés. Découverte d’un quotidien gay ouvertement assumé et de la part du sexe dans les clichés de celui-ci et redécouverte de l’utilisation de cette imagerie érotico pédée par la publicité. Découverte de la pornographie naïve et vendue sous le manteau du tout début du XXe siècle et redécouverte toujours aussi sidérante des images pornographiques et politiques du génial Mapplethorpe 70 ans plus tard, dont on est bien forcé de noter, au-delà de leurs différences manifestes, les points communs puisqu’elles sont les unes comme les autres, avec leurs bites dressées, leur utilisation d’artifices, leurs jeux de rôles (travestissement ici, sadomasochisme là) des pieds de nez aux conventions de leurs époques.

Et c’est bien ce dernier point qui est essentiel dans la démonstration magistrale de ce livre : à savoir la perturbation permanente de l’ordre des choses portée par la sexualité homosexuelle, ici par le biais de ses images. Ce que raconte Pierre Borhan dans cet ouvrage qui, comme d’autres livres récents en proposant une somme sur un aspect de la culture gay offre en fait un regard global sur l’histoire gay, c’est l’épopée d’une forme de désir toujours réprimée (si on fait abstraction de la période la plus récente) et trouvant pourtant toujours moyen de s’exprimer, à contre-courant (à contre-pied plutôt) des pouvoirs, des oukases, des normes, des morales du temps. Irréductible. Plus que toutes les autres approches de l’homosexualité que rassemble Hommes pour hommes, c’est bien cette histoire de la sexualité dans ce qu’elle a de fondamentalement subversif qui rend indispensable ce livre aussi érudit qu’agréable à lire… et à effeuiller.