Un album-photo retrace les allers et venues d’un corps entre les genres.

Deleuze, relisant Spinoza, s’interrogeait : « Que peut un corps ? ». C’est la question que pose le beau livre de Patrick Bard. Composé de plus d’une soixantaine de photos et de presque autant de textes pour les légender, l’ouvrage raconte l’histoire du neveu du photographe. À l’heure où les albums de famille disparaissent au profit des fichiers partagés et des dossiers numérisés, Mon neveu Jeanne matérialise l’histoire d’une vie.

Depuis le début de sa carrière, Bard a photographié Jean-Pierre, le fils de son frère. Sur son premier cliché, il est encore adolescent. Voici trente-trois ans, que l’œil du photographe le suit, à intervalles plus ou moins réguliers, selon les aléas de la vie : une fête de famille, une sortie au bar, des vacances à la montagne ou à la mer, un mariage, un anniversaire… Petites et grandes occasions qui, rassemblées dans leur banalité, forment l’intimité de ce que nous sommes.

Jean-Pierre a connu une trajectoire surprenante. Né et élevé comme un garçon, conducteur de poids-lourds de profession, à l’âge de vingt-six ans, il choisit de commencer à s’habiller en femme. À l’époque, il était déjà marié et père de deux enfants. Il s’engagera ensuite dans un véritable processus de transformation. Il prendra des hormones. Elles modifieront sa voix, sa pilosité et ses formes. Il finira par faire les démarches légales afin de changer son prénom en Jeanne sur ses papiers d’identité. Bien qu’elle ait souvent pensé à se faire opérer, seule manière d’être légalement reconnue comme femme, Jeanne n’est jamais passée à l’acte. Un divorce, une rencontre amoureuse et un accident de santé grave plus tard, après une dizaine d’années de vie passée sous le signe du féminin, Jeanne décidera de réintégrer son apparence masculine. Jean-Pierre-Jeanne-Jean-Pierre a donc traversé, en une trentaine d’années, un prisme qui va de l’hétérosexualité masculine à l’homosexualité féminine et retour.

Autodidacte au départ, Bard a su conserver au fil du temps toute l’intensité de ses images. Il explique travailler avec son inconscient. En photographiant son neveu la première fois, il ignorait tout de son destin. Son intuition le guide dans le choix de ses sujets. Les regards, les sourires, les gestes et les émotions fixés sur la pellicule en tirent une puissance étonnante. L’artiste s’empare de l’instant des corps. Il cristallise ce moment où ils s’affirment pour eux-mêmes. Jamais ils ne prennent la pose. Abandon, joie, surprise, hasard de l’existence.  Bard les révèle dans toute leur fragilité. Loin de tout voyeurisme, on pénètre ainsi au plus près de celles et ceux qui sont immortalisé.e.s.

La parole qui les accompagne est, elle aussi, frappante de simplicité. Sans ornement, elle décrit les événements avec justesse et tendresse. Dans un cas comme dans l’autre, par petites touches, par menus souvenirs, une continuité opère. Une narration s’installe. Plusieurs lectures de l’ouvrage sont donc possibles. On passera d’une photo à l’autre pour considérer les textes dans un deuxième temps ou, à l’inverse, on s’attardera d’abord sur les six courts chapitres qui racontent l’histoire de ce neveu pas ordinaire. On pourra enfin alterner de l’un à l’autre comme le suggère le graphisme (particulièrement soigné) de l’ouvrage.

Entre textes et images, les (r-)évolutions d’un corps nous sont ici contées : avec ses joies, ses douleurs, ses hésitations, ses certitudes. Jeanne-Jean-Pierre est transgenre. Il court-circuite les identités sociales telles qu’elles sont traditionnellement établies. Son cheminement n’a pas été exempt de souffrances, de ruptures, de larmes. Les allers-retours du masculin au féminin n’ont pas été sans heurt. Les autres, la famille, les proches ont parfois jugé avec violence.

Tirage après tirage, l’on assiste à ce travail de mues. Chacune d’entre elles recherche l’adéquation de l’être avec le désir. Vêtements, cheveux, bijoux, postures, attitudes, tatouages,… Jeanne-Jean-Pierre fait feu de tout de bois pour satisfaire sa quête. La lumière et les cadrages de Bard refusent cependant de la rendre spectaculaire. Ils donnent plutôt à voir une tentative d’écriture de soi à même la chair.

La singularité de ce parcours s’inscrit en faux contre les certitudes binaires, les dualismes stricts, les diagnostics cliniques. Bard, en regardant Jeanne-Jean-Pierre, nous montre que sous l’unité du genre, nous sommes peut-être bien plusieurs. Il ne s’agit pas pour autant d’inciter à expérimenter systématiquement nos « n-sexes », pour le dire une fois encore avec Deleuze, mais, plus simplement, de considérer la possibilité du changement, de l’accueillir, de la comprendre. Ainsi, sous l’œil et sous la plume du photographe, ce trajet, un peu différent des autres, finit par s’imposer avec une certaine normalité. Ni témoignage, ni reportage, mieux qu’un essai, Mon neveu Jeanne exprime la complexité des configurations multiples avec lesquelles se conjuguent nos corps et le désir. Ce qui s’écrit là est précieux : de l’ordre de l’amour

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