Un essai qui propose une lecture d’orientation queer de Dante, Pasolini et Morante et réinvente les formes classiques de la littérature comparée.

Les crises économiques, politiques, sociales et morales qui ont tristement caractérisé les longues années du régime berlusconien en Italie ont notamment eu pour conséquence la fuite vers l'étranger de nombreux chercheur/SEs et intellectuel/LEs. Sans doute fatigués par le conservatisme idéologique et l'absence de fonds réservés à leurs travaux, les cerveaux de la péninsule ont migré vers des destinations plus à même de les nourrir et de les accueillir. La plupart du temps, ils ont emporté dans leurs bagages l'amour pour leur langue et une culture classique des plus solides. Ils et elles semblent continuer à mettre un point d'honneur à revenir au pays avec régularité pour publier en italien le résultat de leur pensée maintenant hybridée avec l'ailleurs et résister à leur façon au désastre intellectuel qu'a pu connaître le pays.

Manuele Gragnolati, Professeur de littérature dantesque à l’Université d’Oxford, fait partie de ces cerveaux immigrés à la formation humaniste des plus rigoureuses et à l'originalité gonflée des vents rebelles des pensées du Far West. En partie issu d'articles publiés en anglais ou en italien avec une autre intellectuelle expatriée, Sara Fortuni, en partie essai original, Amor che move s'articule selon une méthodologie qui opte non pas pour la réflexion sur les textes mais pour la diffraction des textes entre eux. La littérature comparée se réinvente ainsi des trajectoires de sens, libérées de toute obligation chronologique sans pour autant tomber dans un parcours associationniste ni renoncer à la précision philologique. On ne peut que souhaiter la traduction française de ce recueil de textes aussi originaux qu’osés dans leurs développements et leurs raffinements philologiques.

Les choix de lectures de Gragnaloti se sont donc strictement limités à trois figures-clés de la littérature italienne : Dante, Pasolini, Morante. Il s'agit moins pour l'auteur de penser, par exemple, l'influence de Dante sur les deux auteurs de la deuxième moitié du 20e siècle que de relire l'un avec l'autre afin d’offrir de nouvelles pistes interprétatives solides. Celles-ci se caractérisent surtout par le renouvellement que permettent les théories queer pour affronter le rapport qu'entretiennent ces auteurs au corps, au langage et au désir.

Mais au fil des pages, Gragnolati déploie aussi une nouvelle conception de la figure de l’auteur : il ne la voit ni comme un arbre depuis toujours nécessaire à la reconnaissance de ses fruits, ni comme un pur mirage dont la mort aurait été proclamée en France aux alentours de mai 68, mais comme une sorte de performance. Cette dernière tantôt aboutit avec succès – c’est le cas chez Dante avec la Vita nuova qui parvient à réinventer un chemin vers un nouveau soi – tantôt échoue à composer toute forme d'auctorialité aboutie – c’est le cas avec la Divina Mimesis pasolinienne, texte difficile à lire qui a pour forme assumée l’inachèvement et qui a été composé en miroir de la Divine Comédie.

Avec la précision d'un horloger, Gragnolati dissèque les textes et la littérature critique qui les a accompagnés pour montrer comment ces deux géants de l'écriture se répondent et comment leurs logiques inversent la notion même d'auteur. Là où Dante incarne la réussite de la narration à promulguer du sens et commence à construire la figure d'un auteur moderne au sortir du Moyen Âge, le Pasolini de Gragnolati rate toute cohésion narrative, réfute toute linéarité au récit, développe une écriture de l’incomplétude. À l'unité bouillonnante et à l'architecture de l'histoire répond, quelques siècles plus tard, le magma fragmentaire, les ébauches, les répétitions qui composent la Divina Mimesis et Petrolio. Chez Pasolini, l'échec de la performance auctoriale signe donc sa réussite, sa résistance à l'homologation de la langue par la pensée petite bourgeoise. Et, grâce à cette lecture de Pasolini, Gragnolati sort Dante de son ancrage moyenâgeux pour en faire un garant de la linéarité du sens que l'esthétique pasolinienne s'efforcerait justement de remettre en cause. D'un côté, choix de l’affirmation réussie et de l'autre, sublimation par l'échec. Il démontre comment Pasolini s’approprie le père de la littérature italienne pour en pointer le ratage et ouvrir de nouvelles perspectives littéraires.

Entre ces deux figures masculines s’immiscent alors les textes de Morante. Celle-ci comptait la Divine Comédie au nombre de ses lectures préférées mais, inversement à son ami Pasolini, elle ne s’est jamais lancée dans la ré-écriture explicite d’un des textes de Dante.

Gragnolati s’intéresse donc à la manière dont le corps émerge de la matrice littéraire, dont l’écriture «  déstructurée  » d’Elsa Morante, faite de flash-back, de sauts temporels, de visions répond à la structure complexe de l’œuvre dantesque. La «  revitalisation du langage  » qu’opère Morante dans ses romans, et en particulier dans Aracoeli dont Gragnolati analyse tous les recoins, permet d’appréhender l’opération poétique dantesque sous un jour nouveau.

En effet, pour Gragnolati, aussi bien Morante que Pasolini peuvent être lus comme des textes queer tant le renouvellement de la prise en charge du langage qu’ils opèrent est grand et ouvert sur un corps en perpétuelle mutation, tantôt hypersexualisé dans Pétrole, tantôt androgyne chez Morante. Le corps qui se noue dans leurs écritures remet en cause toute homologation bourgeoise. S’écrit ainsi un corps qui échappe à la triangularisation œdipienne et sa pseudo normalité pour expérimenter une vulnérabilité et une dissolution du sujet entendu comme individualité consistante, unifiée une fois pour toutes. Fort de cette approche du langage dans la littérature du XXe siècle, l’auteur retourne au Paradis de Dante pour en détacher certaines images et mettre en évidence une forme lyrique non narrative qui déploie, elle aussi, une forme d’individualité relationnelle, fluide et singulière.

Grâce au travail de lecture du plus contemporain, ce qui est habituellement associé à la progression linéaire chez Dante prend un aspect «  pyrotechnique, ardent  » où le sujet et le lecteur, au lieu de consister dans leurs progressions linéaires, finissent par se perdre. 

Alors qu’on reproche souvent aux lectures queer leur aspect fantaisiste ou idéologique, le sérieux du travail de Gragnolati démontre, au contraire, comment lire les œuvres de manière étrange, bizarre, aussi «  folle  » ou «  tapette  », selon l’étymologie même du terme, permet de questionner à nouveaux frais le désir à l’œuvre dans la littérature

A lire également
Notre DOSSIER "Un état du genre"