Cent articles de l'Encyclopédie rédigés par Diderot : un aperçu condensé des multiples facettes du philosophe.
Il n’est sans doute pas nécessaire d’entrer dans des détails infinis à propos de cet ouvrage – l’Encyclopédie – qui, d’une manière ou d’une autre, est incontournable tant pour l’histoire de notre culture que pour la formation des esprits. S’agissant donc de l’Encyclopédie, dirigée par Denis Diderot et Jean d’Alembert, il en est deux modes d’approche envisageables, aujourd’hui. La lire en sa totalité, désormais figée (à moins d’en lire une plus récente et plus à jour du projet de totalisation circulaire du savoir de l’époque, mais d’une autre époque), ou la découper en morceaux ciblés, qui peuvent renvoyer à des thèmes (le vivant, la politique, l’éthique, l’agriculture, la sexualité,... dans l’Encyclopédie) ou à des auteurs. Tel est le cas ici. Les textes rédigés par Diderot sont recueillis par Myrtille Méricam-Bourdet et Catherine Volpilhac-Auger et constituent une anthologie assez remarquable de ce que Diderot peut faire à partir d’une notion dont il s’empare, fût-elle apparemment négligeable.
Pour être juste néanmoins, on doit tout de même souligner aussi que cette entreprise – aux éléments typographiques modernisés – n’est pas la première. Il en existe de diverses veines éditoriales et commentaires : anciennes, aux Éditions sociales ; récentes, aux Éditions du CTHS (2001), aux Éditions Mille et une nuits (2013) ou aux Éditions de l’Eclat (2013). Il en existe aussi en ligne, il suffit de consulter... Chacune cependant fait son propre tri, plus ou moins bien justifié, dans les quelques 5 800 articles attribués à Diderot, soit comme auteur, soit comme éditeur (ceci même si l’identification complète des auteurs de chaque notice demeure une recherche en cours).
Cela étant, dans cette édition de 100 articles, accompagnée d’une biographie de Diderot, mais aussi de notes précieuses (sources, copies, améliorations d’un texte préalable, reprises, résumés de mémoires, ou explications et inspirations), la préface éclaire la genèse et le contenu de l’ouvrage dirigé par Diderot. Le projet de traduire la Cyclopaedia de Chambers, sous la direction de l’abbé Gua de Malves en 1747 tombe à l’eau. La relève prise par Diderot et d’Alembert réoriente l’entreprise. Elle sera collective. Une telle machine de guerre contre l’Église et la monarchie, mais aussi contre les fondements des langages du temps, prend de l’ampleur. Il est désormais question de libérer les esprits en permettant aux lecteurs de se frayer un chemin dans une masse de connaissances établies. Et ils sont incités à s’interroger sur ce qui les entoure. Au demeurant, il n’est plus question d’une accumulation de connaissances. Les éditeurs prennent le parti d’organiser l’ensemble, et de relier les articles entre eux dans un tout : le nom de cet ouvrage ne fait-il pas signe vers une certaine circularité, comme, par ailleurs, la préface de d’Alembert (qui n’est pas éditée ici), et qui classe les rubriques à partir d’une théorie des facultés.
Cette même préface des éditeur(e)s détaille le rôle de Diderot : éditeur, correcteur, incitateur, négociateur, mais aussi garant de la pertinence des notices, auxquelles il convient parfois d’ajouter des éléments que l’auteur désigné n’a su prendre en compte. Il y faut de l’enthousiasme, qui se manifeste aussi dans la rédaction des notices. Il y faut non moins de la curiosité, ces modes d’approche du monde et des connaissances qui se redéfinissent à l’époque. Il y faut encore de l’humour et de l’ironie. Et souvent, il faut savoir contourner les présupposés d’ordre métaphysique de tel ou tel auteur (c’est le cas de l’article « Âme »). Enfin, il faut gérer les emprunts (parfois au dictionnaire de Trévoux).
La critique ne cesse de tenir l’esprit en éveil. Les articles de Diderot le montrent à l’évidence, si on ne connaît pas l’Encyclopédie en son entier. Les articles attribués à Diderot relèvent d’ailleurs d’un objectif critique commun. Néanmoins, à en regarder la liste de près, on s’aperçoit de ceci : Diderot ne se réserve pas nécessairement les articles qui pourraient lui tenir à cœur. Souvent, il faut combler les vides – « Abricots », « Boa », « Dydime »,... –, si l’on veut que tout se tienne dans cet ouvrage global. Pour ne pas fausser l’ensemble, le directeur doit se dévouer et prêter sa plume à telle ou telle notion qui ne prend pas précisément place dans sa philosophie, sauf par le miracle de la plume de Diderot et de son art du langage. Au vrai, les rédactrices de la préface font remarquer à juste titre que la contribution de Diderot est plus abondante dans les premiers volumes que dans les derniers. Il est vrai qu’à partir du tome VIII, le chevalier de Jaucourt se substitue à Diderot, et mêle sa plume à la liste des articles nécessaires.
Enfin, les rédactrices font remarquer que Diderot cerne des perspectives précises, notamment par la valeur qu’il accorde à l’homme, et la nécessité de définir son propre positionnement philosophique. Que penser de la fin de l’article portant sur la Saint-Barthélemy : « je n’ai pas la force d’en dire d’avantage » ? Que dire de l’insistance sur l’impératif de prévenir la misère plutôt que de la réprimer ? Où l’on observe bien que par l’Encyclopédie, Diderot ne cesse de retourner au monde des hommes, quand il ne substitue pas à Dieu le dieu des ingénieurs, disons l’utile universel (au sens du XVIII° siècle, et relu à partir de David Hume). Il condense sa philosophie dans des exposés qui ne cessent d’essayer de détailler le fonctionnement de l’intérieur invisible des instruments, des activités et des choses, aux Gens de lettres. Principe d’immanence, par conséquent. Enfin, il reste attentif à dessiner une communauté de savants, d’artistes, de lecteurs critiques, comme une sorte de promesse d’un autre régime politique.
À lire ainsi les articles du seul Diderot, la cohérence est remarquable. Elle s’établit d’abord à partir du langage (« Observons ici combien la langue seule nous donne des préjugés », article « Bassesse »), puis s’amplifie avec la rectification de l’opinion (les choses dont on parle le plus sont celles que l’on connaît le moins, article « Beau »), prend un nouveau tour en donnant la vue des auteurs sur tel ou tel problème (article « Bible »), ne renonce pas à l’ironie (article « Célibat »), pour mieux se donner les moyens de proposer des conceptions nouvelles (« finir par l’exposition d’un projet », article « Cabinet d’histoire naturelle »). Dès lors qu’il s’agit de termes délicats à manier (« Âme », « Adorer », « Art », ...), Diderot prend en main l’étymologie et porte son attention sur les opportunités qu’elle offre : « art » a bien deux significations (arts mécaniques et beaux-arts), « adorer » vaut pour le culte de religion et pour le culte civil. En revanche, la distance historique nous permet de trouver l’article « Machiavélisme » assez mal cadré, même si Diderot déclare y « affirmer son sentiment » ; en vérité, il confond Machiavel et machiavélisme.
Évidemment, cette édition, mais finalement toutes les éditions, nous redonnent à lire les articles les plus connus de Diderot, sans la lecture desquels on n’a pas vraiment approché toutes les subtilités de sa philosophie : « Art », « Beau », « Intolérance », etc. Encore « Autorité » et « Droit naturel » n’ont-ils pas été retenus dans cette édition, ce que les éditeurs justifient en écrivant « Il nous a paru plus judicieux de proposer un parcours qui montre Diderot à l’œuvre et reflète les différentes facettes de son activité... ».
L’aventure conceptuelle se termine sur les mots de Virgile (Énéide III) : « Nous touchons au terme et nous pouvons nous écrier aussi Italiam ! Italiam ! » et sur une grande vénération à l’égard de Catherine II de Russie, cette souveraine capable de dire à son peuple : « Venez faire vous-mêmes vos lois ! ». Mais comment rendre cela cohérent avec les propos tenus dans l’article « Multitude » : « La multitude est ignorante et hébétée. Méfiez-vous en... » ?
Et juste pour actualiser ce recueil, que le lecteur aille directement aux articles « Tolérance », « Crédulité », « Menace », ou d’autres encore, et il pourra réfléchir à notre propre condition !