Une hypothèse fortement suggestive : l’accroissement de la complexité selon une évolution darwinienne et en mosaïque

L’idée fondamentale de l’ouvrage est la similitude de l’architecture des astres, des villes et des robots avec celle des systèmes les plus complexes, les organismes vivants. Dès lors, le cerveau, construit sur les mêmes bases que le reste de l’univers, peut intégrer les lois du monde et créer des villes ou de l’intelligence artificielle fondées sur ces mêmes lois. Les auteurs s’efforcent donc de dégager les nombreuses analogies entre leurs objets d’étude : le rapport à la simplicité, à la symétrie et à la cohérence, la soumission à l’entropie, l’accroissement de la complexité selon une évolution darwinienne (qui, par sélection, conduit à une meilleure adaptation) et en mosaïque.

C’est à l’exploration de la thématique de la mosaïque qu’est essentiellement consacré l’ouvrage. Elle se définit par l’idée, particulièrement heuristique, que des entités de même ordre de complexité, tout en conservant une certaine autonomie, se juxtaposent dans des structures plus vastes au sein desquelles le tout est supérieur à la partie. On doit à Georges Chapouthier d’avoir donné au modèle de la mosaïque sa pleine légitimité scientifique. C’est en 2001, dans L’homme, ce singe en mosaïque, qu’il montre que l’on retrouve, dans de nombreux groupes animaux, ces processus de juxtaposition et d’intégration. Ils concernent aussi bien les entités anatomiques (organes, voire organismes entiers), qui résultent d’une juxtaposition de cellules, que la pensée, «  construite comme le cerveau sur la base d’une structure en mosaïque et soumise aux principes de juxtaposition et d’intégration  » (p. 140). G. Chapouthier étudie plus spécifiquement les mosaïques cérébrales.

 

Constitué, à son origine, chez l’embryon humain, de cinq vésicules alignées et juxtaposées, le cerveau humain s’intègre ensuite fortement. On assiste alors à une croissance considérable du cortex cérébral (le toit de la première vésicule) qui va se diviser en lobes et en circonvolutions, «  eux-mêmes subdivisés en une mosaïque d’aires cérébrales aux fonctions particulières : aires de la vision, de l’audition, de l’olfaction, de la réception du toucher, de la commande des mouvements, de la compréhension ou de l’expression du langage oral, de l’écriture, de la lecture, etc.  » (ibid.). Alors que ces aires sont juxtaposées chez l’embryon, elles intègrent en partie leurs fonctions pour permettre l’activité du cortex cérébral. On le constate, «  le cortex fonctionne comme une mosaïque et les aires comme des tesselles qui, chacune, travaillent en un tout harmonieux tout en conservant une spécificité individuelle  » (p. 142). Les mosaïques cérébrales ne se limitent pas à la structuration anatomique, elles concernent également les conséquences de celle-ci. L’auteur cite les cas de la douleur et de l’épilepsie.

La première émerge par paliers dans le monde vivant, des animaux à l’homme, et les processus qui la gèrent, chez les animaux les plus évolués, résultent de la juxtaposition de «  trois processus éventuellement intégrés : la nociception, la douleur au sens strict, liée à l’émotion, et la souffrance, liée à la cognition  » (p. 144), les animaux moins évolués ne possédant que certains éléments de cette mosaïque. Quant à l’épilepsie (ou plutôt les épilepsies), on peut, dans cette perspective, l’interpréter comme mettant en lumière des entités faiblement intégrées (donc surtout juxtaposées).

 

C’est dans l’examen de trois aspects fondamentaux des processus intellectuels, la mémoire, la conscience (non, bien entendu, au sens moral mais à celui de la conscience de quelque chose) et le langage, que le modèle est sans doute le plus lumineux. Nous renvoyons à l’ouvrage (p. 145-155) et nous nous contentons d’attirer l’attention du lecteur sur les travaux que G. Chapouthier a menés avec Stéphane Robert. Cette dernière a pu montrer que le langage est «  constitué d’unités discrètes qui constituent les parties de l’énoncé  » (p. 152). Les différentes unités sémantiques qui composent une phrase ont le statut de parties juxtaposées (juxtaposition linéaire et séquentielle). L’intégration de ses parties permet de parvenir au niveau supérieur de complexité, le sens de l’énoncé.

 

On remarque ainsi l’importance de l’intégration dans le processus d’évolution. Richard E. Michod, sur l’œuvre duquel G. Chapouthier attire l’attention, parle de «  mutations de l’individualité  », mutations qui mènent des gènes aux sociétés animales, le mérite du chercheur de l’université d’Arizona étant de mettre en lumière expérimentalement les mécanismes moléculaires qui commandent les transitions de niveau hiérarchique, soit «  les passages émergents entre les étages du vivant  » (p. 159). À ces mutations, la culture humaine n’échappe pas, comme y a insisté Luca Cavalli-Sforza, celui-ci interprétant la transmission culturelle sur le même modèle que la sélection naturelle darwinienne. Quant à la question de savoir où il convient de situer l’homme dans cette évolution faite de juxtaposition et d’intégration, G. Chapouthier l’éclaire par l’utile rappel de notre particularité évolutive qu’exprime le concept de «  néoténie  ». Ce dernier permet d’expliquer à la fois la lenteur de la maturation du cerveau humain et, corrélativement, sa très grande adaptabilité, ainsi que la tendance au jeu, autre trait comportemental humain, dont témoignent, au moins en partie, l’activité sexuelle et la recherche scientifique.

Si les hommes obéissent aux mêmes lois que les êtres inanimés, ils en gèrent, par leur complexité, les conséquences d’une manière spécifique. Cette spécificité, G. Chapouthier la résume par la complémentarité entre déterminisme et autonomie ou, autrement dit, «  entre la nécessité et la liberté  » (p. 170).

 

Un livre, dont nous avons très subjectivement rendu compte, que nous recommandons vivement. La lecture de ses quatre chapitres, aussi suggestifs que clairs, répond pleinement à l’objectif annoncé, montrer la subtilité des liens entre l’univers, l’animal, la machine et la ville. Jean Audouze, pour en rendre compte, parle d’«  ajustement fin  » (p. 58). Il évoque, par cette expression, le fait qu’une «  modification même très modeste de la valeur de paramètres physiques telles que la constante de la gravité, la masse du proton ou du neutron, la durée de vie du neutron, les caractéristiques du noyau de carbone… aurait conduit à un Univers très différent de celui dans lequel nous vivons  » (ibid.). Les contributeurs tendent, chacun par un cheminement propre, à nous rendre perceptible le fait que «  les animaux et l’Homme sont les enfants de l’Univers dont les productions sont nécessairement les héritières des processus naturels  » (ibid.)