Gérard Berry prend possession de la chaire annuelle d'innovation technologique au Collège de France par une leçon inaugurale riche d'enseignements.

L’informatique fait son entrée au Collège de France en la personne de Gérard Berry dans le cadre de la chaire annuelle d’innovation technologique. Ce brillant informaticien, désormais directeur scientifique de la société Esterel Technologies, s’est fixé la lourde tâche de recenser les caractéristiques matérielles et les enjeux collectifs d’un monde dans lequel nous vivons désormais en permanence, le monde numérique.


Méthodiquement intitulée "Pourquoi et comment le monde devient numérique", cette leçon inaugurale avait pour ambition d’"aider à construire […] un bon sens informatique, en expliquant pourquoi le monde devient numérique, comment les transformations correspondantes se passent, et quels concepts et outils elles utilisent". Son panorama très complet et pédagogique est l’occasion de revenir sur quelques-unes des problématiques majeures qui nous attendent :

- l’informatique ubiquitaire dans un monde d’objets numériques
- les enjeux industriels des circuits intégrés
- les bugs, encore et toujours
- l’enseignement de l’informatique dans le primaire et secondaire
 


Penser le monde des objets numériques

Ce polytechnicien martèle qu’on a trop longtemps associé informatique avec ordinateur. Par là même, on a trop souvent relativisé l’importance du changement de paradigme dans lequel nous sommes pris. "Les téléphones, appareils photos et caméras vidéo, les lecteurs et instruments de musique, les contrôleurs enfouis dans les avions, les voitures ou l’électroménager sont des ordinateurs habillés autrement". Nous vivons entourés de machines à information dont on imagine mal se passer. Penser l’avenir de nos sociétés nécessite de penser l’avenir de ces objets informatisés, de leur conception à leurs usages.
 
Il en va ainsi de l’informatique ubiquitaire "où les objets les plus divers seront reliés en réseaux à très grande échelle. Les communications déborderont le classique homme vers homme ou homme vers machine pour inclure des communications directes entre capteurs, actionneurs et machines. Parmi les applications évidentes, citons le traçage de l’ensemble des produits matériels, la détection précoce par réseaux de capteurs des accidents écologiques (cures, incendies), la gestion intégrée des bâtiments (énergie, sécurité, etc.), et la surveillance des personnes âgées peu autonomes. La place pour l’imagination semble ici infinie". En bien comme en mal, si bien que nous devons nous protéger du totalitarisme numérique. Big Brother étant techniquement possible, avertit le chercheur.


Les enjeux industriels des circuits intégrés

Pour Gérard Berry, le circuit électronique est le principal moteur du monde numérique. Et nous sommes confrontés à de nouveaux défis en raison de la complexité et de l’hétérogénéité croissantes des nouveaux systèmes sur puces. S’il se dit confiant en la loi de Moore, il craint plutôt une crise économique liée aux propres structures de cette industrie lourde : "les usines reviennent extraordinairement cher, chaque machine lithographique   coûtant le prix d’un avion de ligne. Même de très grands acteurs hésitent à changer de génération en interne et passent à la sous-traitance […]. La conception et la vérification des circuits deviennent extraordinairement complexes avec, de plus, la contrainte qu’un circuit est fabriqué tout d’un bloc et n’est pas réparable, contrairement à une voiture ou un avion, dont l’assemblage est incrémental et où les réparations locales sont routinières".

À ce tableau inquiet s’ajoutent les préoccupations écologiques : "diminuer l’énergie consommée est devenu le problème majeur pour la conception des circuits, des méga-ordinateurs et des méga-fermes de calcul". Du côté de l’utilisateur, Gérard Berry s’inquiète de la conservation des données. "Si on peut sauvegarder à l’identique les données numériques, est-il garanti qu’on pourra relire leurs supports dans quelques siècles, comme l’ont fait la pierre ou le papier ?".


Le bug ou la question existentielle du numérique

Autre enjeu technique de taille, les bugs – ces petites erreurs dont les conséquences globales peuvent être imprévisibles ou désastreuses. Du crash du réseau téléphonique interurbain américain aux erreurs fréquentes des PC en passant par l’explosion d’Ariane 501, "la liste des bugs s’allonge constamment et s’étend continûment du drôle au tragique". Il est donc indispensable de "parvenir à structurer les applications autrement pour que les bugs ne puissent produire que des effets limités et non catastrophiques". D’autant plus que leur coût économique, sans parler du coût humain, n’est en rien négligeable. "Dans les domaines où la sécurité est critique comme le transport aérien, la chasse aux bugs est encadrée et réglementée par un processus de certification par des agences indépendantes". Mais dans le même temps, Gérard Berry explique qu’"à l’avenir, il sera sans doute obligatoire de comprendre aussi comment vivre avec un inévitable taux résiduel de bugs, ce qu’on sait assez bien faire avec le matériel en utilisant des systèmes redondants, mais beaucoup moins avec le logiciel". Notre sécurité informatique est alors en question : "Quasiment toutes les activités économiques dépendent des ordinateurs, des mémoires de masse, et des réseaux. Mais ceux-ci disposent-ils de la sécurité et de la fiabilité nécessaires pour répondre aux pannes de tous ordres et aux attaques malveillantes ?".


L’informatique, le prochain défi éducatif

Mais là où Gérard Berry s’est révélé le plus incisif concerne la question éducative. Pour lui, la fracture numérique ne se limite pas à l’accès de tous à Internet ou aux ordinateurs. L’enjeu est bien plus profond, d’ordre anthropologique : "le monde numérique induit une nouvelle façon de voir les choses, dans laquelle l’information devient prépondérante sur la matière, impliquant une modification importante de la perception des distances spatiales et temporelle". Et le professeur de nous alerter sur l’urgence de l’éducation à l’informatique dans le primaire et le secondaire.

Car enseigner l’informatique n’a rien à voir avec l’apprentissage du clavier et de la souris en cours de techno. Il s’agit d’une manière de raisonner et de comprendre le monde qui nous entoure : "en physique, on explique comment marchent une pile et une lampe, ce qui est indispensable pour comprendre tout ce qui est électrique ; en informatique, on pourrait aussi bien expliquer comment deux téléphones portables restent connectés même lorsqu’on se déplace en voiture ou en train, chose qui repose sur des concepts numériques fondamentaux qu’il est possible d’expliquer simplement".

On imagine tout le chemin qu’il reste à parcourir dans un milieu éducatif en pleine crise. Mais c’est peut-être là que se situe le véritable enjeu de société, celui dont tous les autres dépendent en partie. Car chacun de nous ne devrait-il pas comprendre sur quoi repose notre monde ? Le bon sens informatique n’est-il pas alors indispensable ?


Lien

> L'intégralité de la leçon est disponible en ligne sur le site du Collège de France.

 

* Lire le dossier complet de nonfiction.fr sur le numérique