Ce document-témoignage explore 30 ans de pédopsychiatrie de secteur.

Travailler en institution de soins pour enfants, c’est prendre le risque que plane au dessus de nos têtes de psychologues un spectre insistant. Ce spectre, c’est l’âge d’or des théorisations psychanalytiques appliquées à l’institution de soin, l’ère du psychanalyste     « sans divan » comme l’a nommé Paul Racamier. Dans un très bel article   , il écrivait que « l’art de soigner, que ce soit pour une personne, une famille ou un groupe, consiste à limiter la souffrance de la psyché, tout en soutenant le moi et revitalisant la capacité de travail psychique : ce n’est pas une mince affaire ». On appréciera l’euphémisme. 

 

Anastasia Nakov propose justement de nous emmener dans les coulisses de cette affaire, en feuilletant - avec un recul nécessaire mais peut être pas suffisant - son roman institutionnel. Elle y raconte l’histoire du service de pédopsychiatrie dont elle fût le médecin-chef et les efforts humains déployés par les professionnels pour contenir d’une manière vivante (création, métamorphoses) la souffrance psychique d’un intersecteur sur un peu plus de trente ans.

L’histoire commence par l’ouverture d’un internat psychiatrique (1974), complété par une unité d’accueil et de traitement pour enfants (un prototype de ce que l’on appelle désormais les CAMSP, en 1981), puis un hôpital de jour (1982) et un centre de consultation et de suivis pour adolescents (1998). La multiplicité des dispositifs de soins, présentés en introduction puis en détails dans le chapitre 3, fait un peu revivre cette consigne rébarbative qu’a connu chaque stagiaire au moment de la rédaction du rapport : « Présentez la structure qui vous accueille ». Anastasia Nakov ne rend de surcroît pas cet exercice particulièrement vivant... Nous plierons donc la matérialité historique du livre pour nous focaliser sur l’immatérialité de l’objet qu’il défend : l’esprit des soins en pédopsychiatrie.

Ce qui frappe, d’emblée, c’est l’exigence du souffle théorico-clinique qui anime le service. « La conviction intime du chef de service, écrit par exemple A. Nakov, était qu’un travail créatif ne peut être impulsé que par un véritable créateur et que la création ne s’apprend pas … Ceci excluait de facto le recours à des musicothérapeutes, aussi bien formés pouvaient-ils être et qui viendraient appliquer “leurs connaissances” à des enfants dont le besoin fondamental est celui de l’authenticité et d’un engagement impliquant l’ensemble et les fondements mêmes d’une personnalité ». On apprendra plus loin, et avec un certain soulagement, qu’un musicothérapeute talentueux intégrera l’équipe et accomplira de beaux projets avec les enfants. Chez Nakov, la médiation artistique est donc une affaire sérieuse dont les armatures se plantent dans un socle théorique solide, se réélaborent et se réajustent au rythme de la clinique, exclusivement. 

Bien loin des clichés de soignants « allumés » qui créeraient tout - et finalement pas grand-chose mis à part de l’excitation - dans la joyeuse cacophonie d’un centre aéré hospitalier, elle défend la médiation artistique comme espace potentiel (D.W. Winnicott), un terrain neutre où rencontrer l’enfant pour l’amener doucement vers le symbole. Autre caricature malmenée par l’ouvrage : la mise à distance parentale et la déférence systématique du milieu pédopsychiatrique français pour la pensée de Bruno Bettelheim. Non, vraiment, A. Nakov ne donne pas beaucoup de grain à moudre aux moulins antipsychanalytiques radicaux en présentant sa politique de partenariat et de réflexions croisées avec les familles.  

Et cette grande exigence, on la retrouve infiltrée dans toutes les instances du service, qu’il s’agisse des médiations thérapeutiques et du travail avec les parents, nous l’avons dit, mais également de la formation du personnel ou des moyens attribués à l’élaboration clinique dans l’après-coup. Cette dernière est passablement chronophage mais elle est surtout l’unique voie pour installer une fonction thérapeutique dans l’enveloppe institutionnelle.

Pour accompagner le service dans ce travail de titans, on croisera dans l’ouvrage un certain nombre de personnalités psychanalytiques de premier plan : Didier Anzieu (qui y animera personnellement des sessions de psychodrame), Françoise Dolto, Serge Lebovici, Hanna Segal, Jean Laplanche ou Didier Houzel pour ne citer qu’eux. Sans forcément pratiquer le name dropping, A. Nakov tient à montrer que travailler en pédopsychiatrie est une histoire coûteuse au plan narcissique et qu’entretenir une formation continue auprès de personnalités dont la pensée est en mouvement permet de « ménager sa monture » psychique, voire de la réparer. Et on ne peut, effectivement, qu’admettre que le système fonctionne et saluer la grande délicatesse avec laquelle la souffrance psychique des enfants et de leurs familles est accueillie, d’un bout à l’autre de l’ouvrage. On y découvre un tissu institutionnel en synchronie avec l’enchevêtrement des projections qui lui sont adressées, n’hésitant pas à les prendre à son compte, à puiser dans les ressources créatrices individuelles et groupales pour les faire décanter et, souvent, les transformer.

 

C’est sur la pluridisciplinarité que le livre crispe un peu, lorsque s’aperçoit une psychanalyse dont les principes échappent à l’épreuve de la confrontation théorique. « Cette évolution ne s’est pas faite dans le calme, écrit-elle, mais au prix de divers remous institutionnels. Leur prix a été le départ de quelques membres de l’équipe initiale, qui, à ce moment là, n’étaient pas en mesure de remettre en cause leurs “certitudes individuelles et culturelles. Cette difficulté de remise en question a été celle de certains éducateurs. Quelques uns n’étaient pas en mesure d’intégrer les orientations thérapeutiques proposées et mises en chantier, dans leur système de “conviction éducative inébranlable” ».   Se remettre en cause n’est jamais un exercice facile, même pour les psychanalystes. C’est vrai, nous n’y étions pas et nous ne pouvons présumer des débats de l’époque ni des personnalités engagées dans ces échanges. Pourtant, lorsqu’on observe aujourd’hui le rejet intraitable - parfois haineux -des apports de la psychanalyse dans la compréhension des maladies mentales, le bouclier défensif levé par la découverte freudienne n’est peut être pas un argument suffisant. En d’autres termes, qu’advenait-il des hypothèses d’accompagnement non psychanalytiques à cette époque ? Tant qu’elle déplaçait le point de gravité défectologique de la psychiatrie vers celui de la souffrance humaine, on ne pouvait qu’applaudir la psychanalyse des deux mains. Mais, une fois qu’elle fût mieux installée sur son divan théorique, pouvoir en poche, qui pouvait discuter les positionnements de ses praticiens ? La condensation des espaces pluridisciplinaires autour d’un noyau psychanalytique si puissant a véritablement de quoi questionner le psychologue institutionnel moderne. Il pensera beaucoup à Pierre Delion et son indissociable trépied : éducatif toujours, pédagogique si possible, thérapeutique si nécessaire. Mais ce n’était pas encore dans l’air du temps, et il serait plutôt injuste de reprocher au médecin-chef qu’était A. Nakov de n’avoir pu anticiper les contrecoups d’une psychanalyse hégémonique. 


La nostalgie qui s’en dégage aurait pu, en revanche, être épargnée au livre car il s’obscurcit et déprime un peu le lecteur dès qu’il aborde l’idéalité de ce passé psychanalytique. S’il est vrai que le paysage psychiatrique  semble s’appauvrir, entre autres, sous l’égide morose du DSM-V, la créativité clinique, elle, n’a pas dit son dernier mot. Des cliniciens font vivre tous les jours l’héritage humaniste de ces années-là, avec un style différent, certes, mais avec surtout moins d’insouciance et, parfois, cette petite culpabilité de ne pas faire aussi bien que leurs aînés. La nouvelle génération a énormément besoin de questionner la précédente et de remonter le fil de sa discipline pour y trouver la « substantifique moëlle » identificatoire qui lui permette de tenir bon face aux  attaques actuelles contre le travail psychique. Offrir au psychologue du XXIème siècle un arrière-plan (filial) tranquille pour penser sa clinique institutionnelle, voilà à quoi pourrait servir un tel livre. Disons que celui d’Anastasia Nakov relève le gant dès qu’il parvient à se déprendre du fantôme de l’âge d’or psychanalytique. Et voilà que se réimpose l’image du spectre. Mais l’ouvrage a le mérite de métamorphoser le spectre en esprit, en esprit des soins, et ce qui voltigeait au dessus de nos têtes devient tout de suite moins inquiétant. On remercie Anastasia Nakov pour cela