Un ouvrage fin et sensible qui nous plonge au cœur de la comédie du pouvoir, avec les défauts et limites du genre, par l’ancien conseiller de D. de Villepin.

Deux critiques de Nonfiction.fr ont lu le dernier ouvrage de Bruno Le Maire. L’un, Aquilino Morelle, a occupé sous Lionel Jospin une place équivalente à celle de Bruno Le Maire auprès de Dominique de Villepin : de 1997 à 2002, il a été son conseiller spécial et lui a prêté sa plume. L’autre, Julien Jeanneney, est élève à l’École normale supérieure et étudiant en droit et en philosophie. Il nous a semblé intéressant de susciter un dialogue entre eux.


Nonfiction.fr : Que pensez-vous de la manière dont Bruno Le Maire articule la position d’acteur et celle d’observateur ?

Julien Jeanneney : L’exercice est toujours stimulant : d’une période d’activité intense pendant laquelle un conseiller note minutieusement ses impressions sur les événements qui ont marqué sa journée, il tire un journal structuré et cohérent. Bruno Le Maire maîtrise parfaitement l’exercice : son écriture est agréable, ses analyses sont précises et il fait preuve d’un sens indubitable de la saynète et des rapports humains. Sa position lui a permis d’être présent dans un grand nombre de réunions en comité restreint, et il nous livre ici ou là un regard, des gestes ou une intonation qui en disent long sur les personnages présentés.

Aquilino Morelle : Par sa fonction et par sa proximité avec Dominique de Villepin, Bruno le Maire était véritablement "au cœur du système". Son positionnement, l’acuité et l’humanité de son regard, la précision de son jugement, le style agréable de son écriture en font indéniablement un observateur de qualité. L’exercice auquel il s’est livré est néanmoins périlleux. D’abord parce qu’il est toujours très difficile d’être bon juge de soi-même. Il y a aussi une forme d’impudeur à se livrer ainsi, et on court toujours le risque d’être soupçonné d’avoir embelli rétrospectivement sa place au sein des événements. A cet égard, Bruno Le Maire est assez objectif dans l’appréciation qu’il porte sur l’importance comme sur la fragilité de sa position politique : il reconnaît ses erreurs et ses fautes - notamment lors de l’épisode politique décisif que fut le dossier du CPE. Enfin, il n’est pas concevable de dire toute la vérité dans un tel ouvrage. Et des mensonges, le livre de Le Maire en contient sans aucun doute, au moins par omission : ainsi la relation entre Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy tourne-t-elle trop souvent à l’avantage des deux hommes, comme s’il avait voulu les ménager.

J.J. : On peut légitimement se demander si un devoir de réserve n’imposait pas que la publication d’un tel ouvrage soit repoussée plusieurs années après les faits qu’il relate. Mis en vente immédiatement, ce livre court le double risque d’être perçu comme un ouvrage de circonstance, ou comme une déformation partielle de la réalité pour servir les ambitions à court terme de son auteur. Mais ce que l’ouvrage perd en recul, il le gagne en précision ; la période relatée est encore fraîche dans sa mémoire comme dans la nôtre. Quant au relatif voyeurisme sur lequel l’auteur ne manque pas de jouer, il est consubstantiel à ce type d’entreprise. On est en particulier frappé par le traitement que Bruno Le Maire fait de sa famille. Au lieu de trancher fermement en faveur d’un journal politique, il y intègre régulièrement des morceaux de sa vie familiale et il répète sa souffrance de ne pas voir davantage sa femme et ses enfants. Exprimer une ou deux fois ce sentiment était bien légitime, mais les longues descriptions de vacances procèdent d’une stratégie de communication qui peut irriter et qui - c’est plus grave ! - participent d’un brouillage des frontières entre vie publique et vie privée.

A.M. : Vous y voyez de l’impudeur ; je peux vous l’accorder. Mais il y a aussi de la sensibilité dans ces passages intimes, qui apparaissent comme un témoignage laissé à ses proches - délaissés par lui pendant cette période -, une tentative d’explication et presque de rachat. Je pense en particulier à son petit garçon, Louis, qui en devient presque une figure centrale du livre.


Nonfiction.fr : Quelle image l’auteur donne-t-il de l’Etat et de ceux qui en tiennent les rênes ?

A.M. : L’image donnée par Bruno Le Maire est conforme à son rôle, à la croisée du conseiller spécial, de la plume, du conseiller politique. On ne voit la place Beauvau et Matignon que sous un angle presque exclusivement politique : réunions, petits déjeuners de la majorité, entretiens confidentiels. On regrette de ne rien percevoir, ou presque, du fonctionnement de l’appareil d’Etat, dont Matignon constitue pourtant le cœur jusqu’à l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Elysée. Quant à ces trois hommes, le titre dit tout : ce sont « des hommes d’Etat ». Personne ne le nierait ; mais ils ne sauraient pour autant être résumés à cette seule dimension ! Ce sont aussi des fauves ! Or on a très souvent l’impression que Le Maire édulcore ses descriptions. Quant à la relation qu’il fait de la vie politique, elle est conforme à la tradition : celle d’une "comédie du pouvoir", avec même des passages vaudevillesques - comme la constitution du gouvernement Villepin. Mais on sent aussi que Le Maire aime la politique, qu’il s’en fait une haute idée et qu’il souhaite la faire partager par le lecteur.

J.J. : Le point de vue adopté par Bruno Le Maire varie, selon les pages, entre une admiration pour ces personnages qui tourne parfois à l’hagiographie, et une réflexion lucide sur les vertus et les limites de l’action publique. Mais la politique sort globalement grandie de ce livre. Au lieu d’insister sur les basses manœuvres et les manigances, toujours plus promptes à susciter la curiosité du lecteur, il témoigne de l’humilité avec laquelle de nombreux hommes politiques abordent leur mission. Malgré un travail long et acharné, il est souvent difficile de marquer en profondeur le cours des choses.


Nonfiction.fr : Que vous inspire la description qui est faite de Dominique de Villepin, celui dont Bruno Le Maire suit les traces pendant tout l’ouvrage ?

J.J. : Le portrait de Dominique de Villepin est évidemment très favorable, et on ne sent poindre  certaines faiblesses qu’entre les lignes. Du personnage public, on connaissait le panache, la culture littéraire, et une haute vision de l’Etat dans la marche de l’histoire. Sans que cette image soit en rien ternie, on découvre ici un personnage assez solitaire, pour qui la passion de l’administration confine au mépris de l’élection et des élus, et dont les certitudes se transforment parfois en entêtement. A cet égard, le comportement du Premier ministre pendant l’affaire du CPE est édifiant.

A.M. : Dominique de Villepin semble conforme à l’image que Bruno Le Maire avait déjà sanctifiée dans son ouvrage précédent, Le ministre : passionné, lyrique, intelligent et principalement mû par le sens de l’intérêt général. L’auteur insiste constamment sur son refus d’affronter Nicolas Sarkozy, alors même que beaucoup disent qu’il a non seulement accepté ce combat, mais qu’il l’a mené à sa manière, sans concessions. On aurait donc aimé des précisions de Bruno Le Maire sur ce point, et on a l’impression que de nombreux éléments ont été retranchés pour les besoins de l’avenir politique de Villepin comme de Le Maire.


Nonfiction.fr : Qu’avez-vous pensé de la vision donnée de Jacques Chirac, en cette période de fin de règne ?

A.M. : Jacques Chirac est à la fois fidèle à la caricature représentée par sa marionnette des Guignols (sourd, déconnecté de la réalité, fatigué de la politique) et très lucide - sauf dans ses jugements sur Nicolas Sarkozy…  Son sens politique reste toujours aigu à la fin de son mandat.

J.J. : Le palais de l’Elysée, sous la plume de Bruno Le Maire, est un endroit hors du monde et hors du temps, où un président vieillissant ne prend de décisions que sur les sujets qui lui tiennent à cœur, déléguant la plupart des affaires courantes à son Premier ministre. La rupture entre Jacques Chirac et les Français est très frappante dans l’ouvrage ; le Président ne ressent aucune obligation de parler aux Français pendant les crises, et il ne finit par le faire que poussé par sa majorité et son gouvernement.


Nonfiction.fr : Le personnage de Nicolas Sarkozy est-il fidèle à l’image que l’on connaît ?

A.M. : Nicolas Sarkozy est décrit comme le bloc d’intelligence et de volonté politiques que l’on connaît par ailleurs. Lui, contrairement à Villepin, est montré comme totalement engagé dans sa conquête du pouvoir suprême. Décrit aussi comme souhaitant séduire les hommes pour lesquels - comme c’est le cas de Le Maire - il éprouve de l’estime.

J.J. : Comme dans le livre de Yasmina Reza, L’aube le soir ou la nuit   , le ministre de l’Intérieur est présenté comme impulsif, décidé, enfantin par certaines de ses réactions, et mû par une volonté intangible d’aller jusqu’au bout de la course présidentielle. Mais les détails quasiment insignifiants sur lesquels Bruno Le Maire porte son attention, un geste, une parole, une façon d’être habillé ou de se tenir, sont autant de touches impressionnistes qui donnent en définitive du personnage une vision réaliste.


Nonfiction.fr : Que retient-on de l’affaire Clearstream ?

A.M. : Ce qui est intéressant dans l’ouvrage, c’est le caractère elliptique de la description qui est faite par Bruno Le Maire de l’affaire Clearstream. Il n’aborde presque jamais la question que pour affirmer l’innocence du Premier ministre dans l’affaire. Mais l’on sait que sa position est d’autant plus délicate qu’il est lui-même sous le coup d’une enquête judiciaire.



* Lire également sur Nonfiction.fr la critique du même ouvrage par Frédéric Sabourin


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