Par ce nouveau séminaire, Alain Badiou permet aux lecteurs de Nietzsche de pénétrer cette pensée sans se soumettre aux options courantes.    

Ceux qui en suivent savent que les séminaires universitaires peuvent être des lieux de débat fructueux, mais qu’ils peuvent aussi servir de terrain de mise à l’épreuve de la pensée du maître qui les dirige, sans donner trop de matière à débat interne. S’ensuivent surtout des publications élargissant le cercle des initiés à cette pensée. Alain Badiou, que l’on ne présente tout de même plus, prévient d’emblée : si les autres séminaires se sont inscrits dans un développement précis de sa pensée, condensée ensuite dans une publication, ce séminaire-ci ne procède pas de la même logique. Il résulte de ce qu’il appelle une « décision pure », laquelle ne s’inscrit pas dans une scansion livresque particulière. Et si Nietzsche peut être traité
d’« antiphilosophe » (Wittgenstein, Lacan, Saint Paul le sont aussi aux yeux de Badiou), c’est néanmoins à d’autres titres que certains autres écrivains qui mériteraient ce nom. Ajoutons que Badiou remercie dans la préface véronique Pineau, à laquelle nous devons la retranscription des propos ici publiés.

Badiou précise encore qu’il a porté sa réflexion plus exactement sur les textes de la période 1887-1888, susceptibles de permettre d’identifier l’antiphilosophie de Nietzsche. Encore reconnaît-il les avoir abordés sur la base d’un malentendu. Il rangeait Nietzsche du côté des anti-platoniciens déchaînés. Eh bien, ajoute Badiou, « dans ce séminaire, je lui pardonne ses errements localisés ». Gageons que Nietzsche sera sensible à ce geste ! Mais n’oublions pas non plus que l’année 1991 fût celle durant laquelle des ouvrages sortaient en librairie pour condamner Nietzsche, notamment le célèbre Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens ?   , signés par des auteurs dont on n’attendait de toute manière pas qu’ils le fussent. Les revanchards de Mai 68 ont fait de Nietzsche « le noir emblème de leur conviction ». Raison de plus pour relire sérieusement les œuvres de ce philosophe. Nous voici au pied du mur.

Le premier aspect important de cette série de rendez-vous universitaires bimensuels (les dates sont données comme titres des séminaires, mais chaque séminaire annonce le suivant par un jeu interne, et pourrait être titré par un problème à déployer) est sa manière de souligner qu’il faut prendre son temps en ce qui concerne la question nietzschéenne. Qu’est-ce que le philosophe pour Nietzsche ? Tantôt il nous parle du « vrai » philosophe, tantôt il méprise le philosophe qui n’est rien d’autre qu’un prêtre manqué ! D’où s’énonce le texte nietzschéen ? Enfin, dans quelle mesure le siècle a-t-il été nietzschéen ? Ces trois questions, auxquelles Badiou ne réduit cependant pas son propos, donnent une idée rapide du contenu de cet ouvrage. Se confronter au texte nietzschéen, c’est découvrir qu’il oscille perpétuellement entre la destruction pamphlétaire et coléreuse, et un registre affirmatif qui n’a aucune relation dialectique avec le précédent. Pour employer une expression de Gilles Deleuze, il y a, chez Nietzsche, une sorte de décrochage entre la dimension critique et le régime de la sérénité affirmative. Nietzsche expose sa pensée dans un régime qui se soustrait à la dialectique. Sa philosophie est une philosophie de l’évaluation, de la transvaluation, qui, dans la bouche de Badiou devient une « sophistique généralisée », si l’on veut bien entendre par là que cette doctrine considère qu’il n’est pas d’évaluation intrinsèque des énoncés, sinon à les renvoyer au type de puissance qui les soutient (ou à des régimes polémiques d’évaluation de puissance). La raison nietzschéenne est « évaluante », Nietzsche lui-même étant au centre de son dispositif, comme principe évaluant central de sa propre entreprise. De ce fait, il expose une vérité dans le régime d’une appropriation si radicale qu’elle est à elle-même sa propre exposition provocante. Et voilà Badiou parti dans une belle analyse lacanienne sur le rapport entre ce qui est dit et celui qui dit. Avant d’en appeler à Martin Heidegger et Gilles Deleuze pour conduire le lecteur (ou l’auditeur du séminaire) à approfondir le point.

Si donc être philosophe c’est porter les emblèmes probants de la vie même dont l’écrit est le texte, alors entrer dans la compréhension du mot « Nietzsche », c’est se laisser emporter par le rythme du tempo des signes, comme par la ressource de la puissance d’affirmer qu’est le langage qui, chez Nietzsche ne s’ordonne pas à une ressource déclaratoire, mais à une puissance d’affirmation. Surtout lorsque Nietzsche édifie une pensée révolutionnaire, si l’on entend par là « une vision programmatique de la rupture historique ou le programme combiné d’une destruction de ce qui est et de l’avènement d’une nouveauté radicale ». Et Badiou d’affirmer : « Je pense que Nietzsche est exemplairement une pensée de l’acte philosophique de l’époque des révolutions ou dans l’élément des révolutions ». Encore peut-on lire la philosophie de Nietzsche à partir de ses indicateurs de noms : Zarathoustra, Dionysos, le Christ, Ariane, Socrate, Saint Paul, Wagner. Il faut alors penser leurs corrélations internes et les opérations qui en régissent le réseau.

Philosophie au marteau, bien sûr, terrifiant explosif qui met le monde entier en péril, cela, on le trouve dans L’Antéchrist, et son genre particulier de rhétorique : l’imprécation. Mais cette philosophie, relève Badiou sur le mode du désaccord, se termine par la volonté d’énoncer une loi. Ce qui le déçoit. Et l’auteur de faire une remarque comparative intéressante : il en va de même pour le Manifeste de Karl Marx qui, dans son dernier chapitre, déçoit parce qu’il énonce des lois (un programme final), cassant la dynamique instaurée.

Faire advenir une nouveauté affirmative intégrale, telle est, relativement à Nietzsche, l’interprétation de Badiou, fermement opposée à celle de Heidegger, néanmoins souvent en accord avec Deleuze. Badiou pense ce geste sous l’expression de conception « archi-politique » de la philosophie, si l’on comprend par là un arrachement à tout propos fondateur, à tout propos qui serait de l’ordre d’une surveillance de la politique par la philosophie. Serait-ce une « supra-politique » ? En tout cas, une politique qui ne serait pas prise dans les rets de l’Etat. Ce qu’on apprend en vue du service de l’Etat est extérieur à toute pensée authentique, souligne Badiou pour Nietzsche.

Ce qui est étonnant dans les énoncés de ce séminaire, lu sur le papier et non entendu (ce qui change certainement beaucoup de choses), c’est le peu de concentration sur le texte de Nietzsche qui est pourtant toujours sous-jacent au propos. Jusqu’assez loin dans l’année du séminaire, Badiou suit une stratégie de rencontre de Nietzsche, plus qu’il ne s’attaque vraiment en public aux textes mis en perspective. Ces derniers ne sont abordés que par touches successives, et encore en discontinuité. En tout cas, cela est vrai jusqu’en janvier, moment à partir duquel le séminaire prend un autre tour. Badiou annonce qu’il aborde « maintenant » le discours nietzschéen par un système de questions, parmi lesquelles celle de la sophistique posée ci-dessus, celle de l’« archi-politique » articulée à une imprécation anti-étatique (« Etat, ainsi se nomme le plus froid de tous les monstres froid », Ainsi parlait Zarathoustra), celle du théâtre et celle de l’art.

En ce qui concerne l’Etat, justement, Badiou examine avec attention, à partir de Nietzsche, l’idée selon laquelle l’Etat ne saurait se réclamer du peuple, ajoutant qu’il n’y a pas de figuration étatique du peuple, l’Etat étant toujours une défiguration du peuple. Un peuple est une création et n'est pas réductible à un état des choses. Ayant décelé chez Nietzsche cinq thèses sur l’Etat, l’auteur peut conclure avec la cinquième que l’humanité est toujours au-delà de l’Etat. Il débouche alors sur la question du surhomme, ce qui nous vaut un rappel efficace de ce qu’il en est de cette question, si mal réfléchie, on le sait (et pas uniquement par le nazisme).

En avançant dans son séminaire et dans l’année universitaire, Badiou dégage progressivement le corps organique de ce qu’est pour lui la pensée de Nietzsche : la vie, l’anti-ontologie, l’identité de la logique et de la mathématique, les rapports de puissance, la forme langagière à l’écart du consensus rhétorique, la fiction. Comme Badiou conduit le séminaire, il oppose ce corpus nietzschéen à son propre corpus (en janvier 1993), que nous nous dispensons de rappeler, mais que tout lecteur de Badiou connaît. Après tout, il s’agit bien du séminaire du maître.

Puis viennent les questions sans doute les plus attendues : celle des valeurs et celle du rapport Nietzsche-Wagner (sur le commentaire duquel nous passons, mais qui est très clairement repris, p. 207 à 227, Badiou montrant comment Nietzsche voulait recevoir Wagner comme l’Eschyle de l’Allemagne, un compositeur pénétré de l'essence de son acte, aidé et compris par Nietzsche, ce qui déplut au compositeur), mais aussi celle du rapport de Nietzsche à la tragédie (que beaucoup confondent avec le théâtre, alors que, justement, Nietzsche dissocie les deux). En ce qui regarde les valeurs, Badiou insiste fort à propos sur le fait que les valeurs nouvelles introduites par le philosophe allemand doivent être pensées comme un élément immanent. Il propose ainsi une perspective qui demande à être longuement méditée : chez Nietzsche, l’acte crée la possibilité d’un « oui » composé des débris du nihilisme (en somme ni succession linéaire, ni dialectique). Il fait allusion à un texte qu’il a déjà commenté : « débris d’étoiles, de ces débris j’ai bâti un univers ». Il n’est pas question de surmonter, de créer une autre figure de souveraineté, mais de disposer la possibilité d’un « oui » intégral, en le composant de tous les débris du nihilisme. En somme, l’explosion est centrale (ce qui est le sous-titre même d’un ouvrage de Sarah Kofman sur Nietzsche   ).

Résumons la thèse de Badiou : s’il est un geste décisif de toute antiphilosophie, donc de Nietzsche, c’est la césure, l’acte irréductible à tout dispositif établi de la pensée. C'est cela qui range Nietzsche du côté de Pascal (le pari), Kierkegaard (ou bien ... ou bien). Ce sont des dispositifs particuliers, irréductibles à un jeu dialectique, fort bien analysé dans le séminaire de janvier. Ainsi Badiou cerne-t-il la pensée de Nietzsche du point de vue de son acte, du point de vue, finalement, de sa folie. Sa démarche fait effectivement résonner la pensée de Nietzsche autrement, en ne mettant plus la volonté de puissance et l’éternel retour au centre des catégories de sa pensée