Guy Goffette, en rendant compte du Jardin des adieux d’Alain Duault, parlait d’une « logor-rhée vibrante et symphonique ». Il relevait déjà « l’aria d’orage », le chant de tonnerre qui revient en force dans Où vont nos nuits perdues et dans les quatre autres recueils réunis en un volume de poche par Gallimard. Depuis le Jardin des adieux, la maîtrise d’Alain Duault a grandi pour atteindre la plénitude.

En fait d’orage, c’est la langue qui tonne à propos ; la grêle est nourricière. Le poème lève à l’envi, telle une pâte. La longue élégie s’est amplifiée, dramatisée. Alain Duault, qui connaît toute la poésie française ou peu s’en faut, la subvertit (« je briserai mon rire dans un éclat de verre »), et la renouvelle. Il l’étend au-delà de toute frontière et des bornes du temps. Non seulement ce poète « crée le monde à sa démesure » comme il convient, mais en précisant « ce chant qui seul peut dire que nous ne mourrons pas », il donne à voir l’extrême limite de notre condition d’homme.
   
Fulminations « du fond du pot »

Ce volume crée une embellie sur un ciel sombre. Dans sa si ironique Célébration de la poésie (Verdier, 2001), Henri Meschonnic, contempteur autorisé de la modernité, dressait le constat d’une carence de poètes. À le suivre, nos gloires instituées sonneraient le creux et chacune d’entre elles se bercerait d’une « auto-satisfaction proportionnelle à son insignifiance ». Sous sa plume acérée, l’espace déserté qu’il répugnait à appeler un genre littéraire tournait tel un manège. À un demi-siècle de distance, son propos rejoignait les analyses développées par Georges Mounin dès 1947 dans Avez-vous lu Char

Comment, à l’écart de ce vide, entre la tombe et la pure merveille, Alain Duault parvient-il malgré tout à montrer en poète ? Comment l’« ostentation » poétique prospère-t-elle à nouveau ses pages ? Par nature, le poète ne triche pas. Alain Duault sait que « nous ne sommes ni plus ni moins que cette pourriture ». Avec lui, nous voilà bien au fond du pot, comme disait Montaigne. C’est pourquoi chacun découvrira chez Duault ce que l’actuel maître du rythme et de la poétique désespère de rencontrer : une émotion à l’origine du poème, un plaisir esthé-tique à la hauteur de trouvailles sans nombre et un amour de la langue tel que la langue fait l’amour à chaque vers. Une âme enfin dont les lèvres murmurent parfois l’éternité.

Xavier Darcos ne dit pas autre chose dans sa belle préface : « La poésie d’Alain Duault procède d’un questionnement ou d’une quête […] La langue tempête tant qu’elle peut, ne prend pas les armes si vite, elle peste et fulmine. Le verbe se dramatise et s’amplifie, comme pour n’accepter l’embellie ou l’épilogue qu’à regret. »

Géométrie et hésitations

Le recueil éponyme est construit. La symétrie répartit quatre ensembles de « nuits noires » et quatre autres de « nuits blanches » à l’entour d’un long poème intitulé « l’accidente ». Central, celui-ci est constitué de douze douzains. Une telle rigueur accentue la terreur qui lentement s’insinue à sa lecture. C’est le poème du renversement : à son terme, la voix du poète saigne parmi l’odeur des herbes sauvages souillées d’huile chaude. De part et d’autre de ce pivot, le vers de Duault est nourri à l’égal de chacun de ses autres poèmes. Chaque sillon court sa quinzaine de syllabes au moins et la plupart des poèmes excèdent les vingt vers. Pourtant, malgré cette attention portée au métier sans laquelle il n’est pas de poésie, cette dernière fuse partout en boitant. Il y a une manière Duault, qu’il semble avoir reprise de l’Aragon du Fou d’Elsa. Par-delà l’absence de ponctuation, le poète nous convie à une oralisation de sa pensée. Le lire, c’est suivre l’affleurement, les cheminements de l’âme. Cette hésitation parfaitement maîtrisée conduit au cœur du poème, à la tessiture même de la voix. L’effet est d’une immense séduction. « C’est votre mort à marée basse qui attend son heure écoutez »…

« C’est si difficile / D’aimer » écrit aussi, simplement, Alain Duault. Il y avait longtemps qu’on n’avait trouvé un poète digne de ce nom sur ce sujet. L’art de l’attente et celui de se conjoindre en joie, « la lente houle de ton ventre […] et cet aveu qui roule comme un rocher », éclate dans ces pages admirables. L’admirable c’est encore que, comme dans nos vies même amoureuses, le monde martèle ses questions : « Être oui mais être quoi et pour qui ». Autrement dit, toutes les postures de l’amour n’effaceront jamais une seule imposture des sa-lauds : que peuvent « les genoux de soie à force d’être nus » contre un corps écroulé dans des barbelés ? Les mots de Duault ne participent pas de la confusion mentale qui régente notre nouveau siècle. L’imposture des commanditaires de la destruction n’est pas son fait ; il la combat. La torture de l’amour, vif et mort, ne passe rien à l’amour de la torture, qui reprend du poil de la bête. Saluons un poète nécessaire – et déjà grand


Alain Duault, Où vont nos nuits perdues et autres poèmes
Préface de Xavier Darcos
Gallimard, 2015, 8,60 euros