«Désislamiser l’histoire de l’arabe, désarabiser l’histoire de l’Islam.»
Le dossier consacré aux « langues d’Islam » par le dernier numéro des Annales en 2015 constitue un ensemble de trois articles particulièrement unifiés du point de vue du contenu et de la démarche scientifique. De part en part, les auteurs – qui prennent la peine de se lire et de se répondre – interrogent les liens entre langue et pouvoir : plus précisément, ce sont les enjeux de pouvoir sous-jacents dans l'histoire des langues qui ressortent de ces trois études, lesquelles abordent successivement les liens entre berbère et arabe dans le Maghreb almohade (XIIe-XIIIe s.) , la place de l’arabe dans l’Italie du XVe siècle et les ouvertures de l’arabe vers d’autres langues dans l'Arabie du XIVe siècle . On ne reste donc pas uniquement en territoire musulman pour traiter de ces « langues de l’Islam ». Cependant la démarche reste identique : il s’agit à chaque fois d’inscrire la langue dans le social et de voir dans les évolutions linguistiques aussi bien des mutations dans les représentations du monde que des productions d’acteurs spécifiques. La question des langues ouvre donc plus largement sur celle de « l’ordre linguistique et social » .
L’histoire des langues est (aussi) une histoire sociale
Cette approche réaffirme un acquis de l’historiographie : l’historicité de la langue arabe. L’introduction s’attache à souligner les enjeux qui entourent l’histoire de cette langue dite « référentielle », c’est-à-dire à la fois prestigieuse, normée et écrite . Les deux autres auteurs du numéro se rapportent d’ailleurs à cette définition proposée dans un ouvrage précédent par Benoit Grévin. Il s’agit alors non pas d’étudier l’arabe comme une langue immuable parce que sacrée, mais comme une langue dont le statut dépend des stratégies linguistiques de ses locuteurs. Les travaux sur l’historicité de l’arabe se sont développés depuis les années 1950 , puis s’est ajoutée une réflexion portant sur le statut de cette langue dans les sociétés arabophones, entre « modes de pensée classique » et « schémas de rénovation conçus au XIXe siècle à partir de la naḥda » . La nahda, connue comme un mouvement de réforme intellectuelle initié en Egypte au XIXe siècle, se pensait d’ailleurs comme double : à la fois politique et littéraire. Aujourd’hui, dans différentes aires géographiques, sont en cours des études comportant un volet linguistique qui insistent sur une non-adéquation systématique entre arabe et Islam . L’apport de ce dossier est donc à la fois historique et méthodologique, en prolongeant le travail des linguistes et des historiens, tout en ouvrant au comparatisme. Benoit Grévin résume cette démarche en une proposition : celle de « désislamiser les cultures arabes et désarabiser les cultures islamiques », c’est-à-dire de revenir sur un amalgame Islam/arabité que l’histoire vient démentir . Cette introduction lance un double défi : étudier la multiplicité des arabes médiévaux tout en analysant les « interactions entre ces arabes et d’autres langues » .
Pourtant, plus encore que la place de l’arabe, c'est le problème du rapport entre langue et pouvoir qui unit les trois articles du dossier. Mehdi Ghouirgate traite de la langue berbère comme d’un instrument administratif et symbolique du pouvoir almohade dans la Péninsule ibérique et au Maghreb aux XIIe et XIIIe siècles ; Eric Vallet envisage la démonstration de capacités linguistiques comme participant au processus de légitimation d’un souverain rasûlide dans le Yémen du XIVe siècle ; tandis que Benoit Grévin revient sur le parcours de plusieurs humanistes italiens du XVe siècle pour montrer l’importance de la maîtrise de l’arabe dans leur ascension sociale. Qu’il s’agisse du berbère ou de l’arabe, ces langues sont donc au cœur de processus politiques. L’arabe est ainsi progressivement marginalisé dans le Maghreb almohade, tandis qu’il représente un capital culturel précieux dans l’Italie humaniste. Ce rôle de langue rare à valeur ajoutée est au contraire occupé dans le Yémen rasûlide par le grec ou l’arménien. A l’échelle d’un individu ou d’une société, les langues quittent donc l’histoire proprement intellectuelle ou culturelle pour constituer un point d’entrée dans une histoire sociale ou même politique.
Premier temps : les Almohades
L’étude de l’emploi du berbère par les Almohades, qui règnent sur le Maghreb et l'Espagne aux XIIe et XIIIe siècle, reprend un des aspects de la thèse de Mehdi Ghouirgate (2011) qui portait plus largement sur les modalités du pouvoir almohade . Il y insistait sur les jeux de codification et les symboles de séparation élaborés au sein de la dynastie. Langue, architecture ou encore vêtements étaient ainsi convoqués dans une enquête anthropologique dont cet article nous livre les résultats sociolinguistiques. Les enjeux d’une telle étude sont forts : ils démontrent l’impossible assimilation entre islamisation et arabisation et décrivent un passé du berbère comme langue d’Etat, alors que l’époque moderne et l’époque contemporaine l’ont marginalisé.
Mehdi Ghouirgate souligne que l’historiographie dans ce domaine est très jeune malgré l’importance des fonds exploitables, ce retard s’expliquant entre autres par les frontières entre matières universitaires. Des historiens comme Pascal Buresi et Hicham El Aallaoui intègrent désormais la variable linguistique dans leur travaux . D’autres reviennent sur la manière dont l’Islam a trouvé ses mots et ses expressions propres en langue berbère, notamment en milieu kharijite (branche de l’islam entrée en sécession en 657) . Les pratiques de l’islam trouvent donc en berbère leurs mots et leurs expressions propres. Par la suite les deux grands empires berbères des Almoravides et des Almohades ont eu recours à des stratégies linguistiques différentes. Chez ces deux dynasties, l’emploi du berbère est lié à une volonté de faire corps et de maintenir un écart entre la minorité au pouvoir et le reste de la population. Mais tandis que les Almoravides (1040-1147) se réclamaient du calife abbasside (arabophone), les Almohade (1147-1269) rejetaient cette allégeance et construisirent à travers le berbère le culte du Mahdi Ibn Tūmart, réformateur religieux et leader charismatique à l’origine de la dynastie.
La politique d’Ibn Tūmart était de diffuser le berbère également dans les domaines religieux, en obligeant par exemples les imams à connaître cette langue tout en engageant la population à réciter le tawḥīd en arabe. « Clé de voûte de l’édifice almohade » , le berbère des Maṣmūda, groupe social et linguistique à l’origine de cette dynastie, s’est donc développé au côté de l’arabe. D’où des situations de bilinguisme et d’interpénétration des langues. Les phénomènes de transferts lexicaux ou de doubles onomastiques sont relativement fréquents, mais on assiste ici à de interactions plus rares, tel que le passage de certaines lettres arabes dans les alphabets berbères du Maghreb de l’ouest : notamment les trois voyelles longues arabes (a/i/o) pour vocaliser le berbère qui ne disposait pas d’un tel instrument . L’avènement des Mérinides qui succèdent aux Almohades au Maghreb n’a pas empêché la transmission de ce patrimoine linguistique par compilation de manuscrits dans des cercles extérieurs au pouvoir. L’histoire de la langue prend alors son sens à travers un questionnement politique, religieux et social, qui identifie un moment almohade dont hériteraient certaines caractéristiques actuelles du berbère.
Deuxième temps, les Rasûlides : retour vers un pouvoir arabophone
La question de la continuité dans les constructions linguistiques réapparaît dans l’article d’Éric Vallet. Son étude a pour cadre le sultanat rasûlides (1229-1454), pouvoir qui s’étendait en Arabie sur l’actuel Yémen. Il s’intéresse plus particulièrement à une série de cinq textes compilés sous le règne du calife al-Malik al-Afḍal dans les années 1370. Ces textes sont insérés dans un manuscrit comprenant 151 extraits variés (traités de science mais aussi de langue), dont Eric Vallet se demande s’il s’agissait d’archives savantes ou d’un vade mecum devant permettre la rédaction de nouvelles œuvres. Les cinq textes en question auraient été mis en forme par sultan lui-même, et constitueraient son « trésor lexical ». Parmi ces derniers le plus connu est l’« Hexaglotte rasûlide ». Découvert par la communauté scientifique dans les années 1970, il a suscité la curiosité pour plusieurs raisons. Tout d’abord c’est une des rares sources produites par un pouvoir musulman et conservées pour le Moyen Âge. De plus il ajoute aux trois langues traditionnelles de l’islam (arabe, persan et turc) des termes grecs, arméniens et mongols. C’est donc un texte linguistiquement complexe, qui a nécessité des travaux en équipe et des comparaisons avec d’autres productions linguistiques . Éric Vallet le réinsère ici dans une histoire du sultanat rasûlide.
Spécialiste de ce pouvoir, auquel il a déjà consacré sa thèse , Eric Vallet a déjà montré que le sultanat rasûlide avait conçu une stratégie marchande qui faisant du Yémen l’un des centres de l’Océan indien. La démonstration passait notamment par une étude des douanes ; ici, elle se fonde sur l’Hexaglotte, et les quatre textes qui l’accompagnent. Tous ces textes travaillent la forme de la langue, qu’il s’agisse de l’arabe via un recueil de proverbes, ou d’autres langues, par exemple dans un glossaire arabe-abyssin. Éric Vallet répond à l’appel lancé il y a quelques années à ne pas voir dans cette production « une curiosité ne comprenant pas son objet » , pour montrer que ces textes s’inscrivaient dans une stratégie de légitimation interne au pouvoir rasûlide. Ils construisent la figure d’un « roi de langue », ou encore d’un « roi grammairien », au moment même où la dynastie rencontre des difficultés politiques, dues aux troubles durant le long règne du prédécesseur d’al-Afḍal.Cette dynastie d’origine turkmène exalte alors son « arabité », et démontre son excellente maîtrise des différentes disciplines de la langue arabe. Mais d’autres langues sont également intégrées : les Rasûlides mettent en scène leur capacité à manier différentes langues, plaçant ainsi symboliquement leur pouvoir au centre d’« un oekumène largement islamisé et arabisé » . Cette stratégie s’oppose par exemple à celle des Mamelouks qui, depuis leur capitale du Caire, lieu de résidence du Calife de 1258 à 1517, insistaient sur la centralité de leur propre pouvoir syro-égyptien.
L’étude a plusieurs enjeux. Éric Vallet retrouve dans l’image du « roi de langue » une catégorie connue sous d’autres formes pour différents espaces . Il apporte aussi à l’histoire du Yémen en réinsérant la cour rasûlide dans une culture littéraire arabe des XIIIe siècle et XIVe siècle, comparée par Thomas Bauer à celle de « grands rhétoriqueurs » . Enfin, il prend de la distance vis-à-vis d’une historiographie parfois prompte à insister sur les contacts en invitant à « ne pas (…) voir d’emblée [dans l’Hexaglotte] l’expression d’une anachronique marche triomphale vers le progrès » : la richesse linguistique n’est pas nécessairement synonyme de syncrétisme : elle n’empêche pas un fort conservatisme dans la hiérarchies des langues . Les langues se classent et s’organisent donc en fonction des valeurs que chaque société leur attribue au sein de dispositifs plus larges.
Troisième temps, l’Humanisme italien : pratique de l’arabe hors de l’Islam
C’est à l’étude d’un autre classement que nous convie Benoit Grévin en décentrant le regard, cette fois vers l’Italie de la Renaissance. Dans cet espace la pratique de l’arabe a décru aux XIIe et XIIIe siècles, mais deux grands pôles maintiennent ou renouvellent sa connaissance. Tout d’abord, l'arabe reste connu et parlé par quelques individus au sein des réseaux marchands organisés autour de Venise, de Gênes et des villes de Toscane, quoique les méthodes d’apprentissage nous échappent encore . De plus, cette langue se maintient parmi les communautés juives arabophones de Sicile, dont la langue fut renforcée mais aussi morcelée par des apports migratoires successifs – tels que celui des juifs fuyant les Almohades et accueillis par Frédéric II. Langue marchande pour les premiers, langue maternelle résiduelle ou identitaire pour les deuxièmes, l’arabe trouve un troisième statut dans les cours italiennes où se développe l’Humanisme : celui de langue rare à plus-value culturelle. Ces différentes pratiques de l’arabe n’ont pas « la même signification sociolinguistique pour les différents acteurs de ces chaînes de transmission » .
Plusieurs parcours viennent illustrer les possibles circulations d’un milieu à l’autre. Ainsi Flavius Mithridate, converti judéo-sicilien célèbre pour sa maîtrise des langues orientales, utilise ses connaissance pour accélérer sa carrière . Néanmoins la nouveauté de cette curiosité « humaniste » pour l’arabe est nuancée par le caractère de ses contenus. Là encore, pas de marche systématique vers la modernité : on vise moins le syncrétisme que l’accumulation « dans une logique de complémentation des savoirs traditionnels », scientifiques, pseudo-scientifiques ou magiques . Autre exemple : Beltramo Mignanelli (v. 1370-1455), siennois inséré dans les réseaux commerciaux orientaux et auteur d’une anthologie bilingue arabe-latine de psaumes, reflète une dynamique proche de celle de Mithridate, par l’ambition de son projet de traduction d'abord, mais surtout par sa conversion d’un savoir pratique de l’arabe en un savoir humaniste. C’est en retraçant l’origine et le parcours social de ces auteurs que Benoit Grévin explique leurs usages particuliers de la langue. Dans le cas de Flavius Mithridate, son origine judéo-sicilienne explique plusieurs des traits de sa production littéraire : le recours à l’hébreu comme langue de médiation entre latin et arabe, les récurrences de certaines erreurs propres aux communautés où l’arabe pratiqué différait de l’arabe classique.
L’intérêt majeur de cet article est d’ancrer l’histoire des passeurs culturels et de leur « geste scolastique » dans les différents contextes socio-culturels où ils évoluaient . La capacité à mettre en scène ce savoir relève alors d’une forme de pouvoir symbolique exercé au sein même de ces milieux.
Au terme de ce numéro, une méthode commune émerge donc : celle d’une grande attention portée aux facteurs et aux conséquences sociales des « fortunes de langues » que l’étude des textes restitue, loin des excès du tournant linguistique ou des études culturelles « hors sol ». Que sont, finalement, les « langues d’Islam » ? Aucune spécificité n’émerge explicitement dans ce contexte, si ce n’est une prégnance plus importante de l’arabe – ce qui est sans doute aussi un effet de loupe puisque, comme le souligne Benoit Grévin dans l’introduction, un autre numéro pourrait être consacré au turc et/ou persan