Ecrit à partir de collectes et de témoignages recueillis en France, en Espagne et en Grèce sur le parcours des migrants, Bouc de là ! nous plonge dans un corps à corps avec la déshumanisation du monde.

Dans la tradition antique, le bouc émissaire était cette personne qui, choisie pour porter tous les maux de la cité, se voyait traînée hors de celle-ci. Le choix sonore et symbolique de ce vocable tend à en déployer la dimension universelle, censée toucher notre humanité. On est tous le bouc de quelqu'un.

La pièce en appelle aux conséquences de nos actes. Quand une société est prompte à établir des lignes de démarcation, traçant ainsi une frontière entre le (chez) soi et l'étranger – frontière qu'elle voudrait étanche et excluante pour garantir l'identité contre les dangers de l'altérité – elle actionne par cette mise à distance un processus de déshumanisation. «  Alors Europe ! ? »

Bouc de là ! joue sur cette tension en inversant poétiquement les données du réel dans un espace public recomposé : nous voilà une nuit en Europe devant un centre d'hébergement pour migrants. Le public se retrouve à attendre de part et d'autre d'une rue, derrière des barrières Vauban, muni de couvertures distribuées par les gardiens pour se protéger du froid. Les migrants, eux, occupent la place centrale, en allées-et-venues incessantes devant la porte du camp. Et des voix, venues de différents coins du monde, sont réunies devant nos corps en cette seule rue. Cette scénographie bifrontale est densifiée par un espace sonore mouvant. La musique et les sons sont nomades, suivant les déplacements des personnages, s'en éloignant ou montant vers le ciel.

« Ce qui est à toi restera comme c'est. Ta maison restera comme c'est »

«  Je peux rester dans ta maison Europe ? Je suis en panne »

« On l'a dit c'est maximum 100. »

« Ca fait pas trop de monde à …   ? »

« On va compter pour vous dire si vous pouvez entrer »

«  Je prie pour la patience de l'homme »  

 

La matière du texte est faite de paroles collectées au Comité médical pour les exilés (COMEDE), auprès de ceux qui habitent une Europe qui s'effraie, auprès de migrants en France et en Grèce par Caroline Panzera et Marie Cosnay, et en Espagne par Sheila Maeda. Mais ce sont des paroles travaillées en voix et en chœur par Marie Cosnay, que l'on connaît pour ses écrits aux prises avec le réel et ses marges   ). Les migrants y sont les héros d'une épopée moderne. Nous croisons ainsi, entre autres, l’homme-bouc (le satyre en mythologie grecque) qui accompagne le cortège-barque des migrants avec son parapluie, Galina qui « a de petites ailes sur les pieds, si on regarde bien ce sont les pages arrachées d'un livre », les « officiels » (les institutions, les médias, la rumeur...) en géants surplombant de leur assurance une réalité à dompter.

 

Bien sûr cette pièce est politique et le revendique, en un temps où le terme peut être parfois compris comme un gros mot ou un tabou. Elle est politique ainsi que nous le rappelle l'étymologie : on nous y parle de la polis, la Cité, entendue comme le monde dans lequel on vit ensemble, l'espace-temps qui constitue la communauté des Hommes. Elle est politique dans son fond et dans sa forme mais aussi dans la place qu'elle donne aux spectateurs, dans la mise en scène de Caroline Panzera : elle prend par le corps et vous immerge dans une réalité en écho pour amener le spectateur à « com-patir », précisément selon l’étymologie grecque « sentir ensemble », et ainsi peut-être mieux comprendre.

Mis en présence physique de ces paroles et portés par la densité de la musique, il est difficile de faire comme si on n'avait pas entendu, couvertures remontées jusque sur le haut de la tête. Alors, bouc de là ?

Bouc de là  !
une création de la Baraque Liberté pour l’Espace Public, du 30 Octobre au 13 décembre 2015 au Théâtre du Soleil, à 19h30.

Mise en scène : Caroline Panzera
Ecriture : Marie Cosnay aux voix et aux choeurs, portée par le souffle de Caroline Panzera
Collectes de témoignages recueillis par : Laure Barbizet et Anne-Marie Chémali au COMEDE, par Marie Cosnay et Caroline Panzera en France et en Grêce, par Sheila Maeda en Espagne
Interprètes : Charlotte Andres, Vincent Lefevre, Sheila Maeda, Ouamourou Meïte, Raouf Raïs, Omid Rawendah, Patrice Riera et Harold Savary.
Musique et environnement sonore : Mathieu Boccaren
Lumières : Victor Arancio
Costumes : Sara Bartesaghi Gallo