Pour Sony Labou Tansi, la littérature doit défendre l’humanisme dans une société en crise, face à la misère et à la terreur suscitées par l’inégalité des rapports sociaux à travers le monde.

De nombreux événements scientifiques, culturels et éditoriaux entourent le vingtième anniversaire de la mort de Sony Labou Tansi. Plusieurs de ses pièces ont été montées à travers le monde – en commençant par son Congo natal ; des colloques et des journées d’études ont été consacrés à son œuvre ; un certain nombre de textes inédits ont été publiés   . Encre, sueur, salive et sang s’inscrit dans cette efflorescence éditoriale. Le projet dirigé par Greta Rodriguez-Antoniotti consiste à combler une lacune, réalisant en cela, nous dit-elle, un projet qui occupait Sony avant sa mort   : en effet, les lecteurs peuvent aujourd’hui découvrir ce polygraphe à travers ses romans, ses pièces de théâtre, ses poèmes ou sa correspondance, mais il manquait un volume d’essais. Greta Rodriguez-Antoniotti réunit donc un ensemble de textes – certains inédits, certains déjà publiés dans différents périodiques – où l’auteur élabore une pensée du monde.

Au fil de ces textes, plusieurs lignes de force se font jour : la pensée de Sony Labou Tansi procède par fulgurances, elle est étoilée et rayonne en des directions très diverses ; mais il se construit en même temps sinon une rigoureuse cohérence, plutôt la persistance de questionnements sans cesse repris et reconfigurés dans l’écriture.

Tout d’abord, l’écrivain parle de lui : c’est-à-dire de son écriture et de la relation de celle-ci au monde. Définissant son projet littéraire, il explique qu’il écrit sous le coup d’un « choc » venu de l’extérieur, du monde et qu’« à partir de ce choc il y a un travail intérieur qui se produit »   . Dès lors, la littérature devient l’« acte de nommer »   , de mettre des mots sur le monde et ses réalités, crûment, à partir de l’expérience affective que l’on en a. C’est pourquoi toute littérature est politique. Plus encore, la littérature est le seul discours politique viable, aux yeux de Sony Labou Tansi, parce qu’elle répond à une « exigence éthique »   de vérité et de justice, exigence dont sont dépourvus les discours des politiciens et des intellectuels qui « affectionnent les mots pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils disent »   . À l’inverse, l’écrivain amène le « scandale » : il décrit une réalité dans toute sa « mocheté » pour « réinventer la logique »   et il le fait à partir de son propre « souffle »   et de son amour pour la vie. L’éthique de l’écrivain est politique parce qu’il oppose la singulière vérité de son corps aux discours politiques qui tentent de maquiller la violence qui lui est faite.

Définir son écriture consiste donc à parler du monde. Et Sony Labou Tansi n’a de cesse de décrire ce monde. Les textes réunis par Greta Rodriguez-Antoniotti sont souvent des textes de circonstance où l’écrivain réagit à l’état du monde au moment où il prend la plume. Mais ces réactions, souvent passionnées, témoignent d’une lucide clairvoyance quant aux processus sociopolitiques qui ont façonné le monde d’aujourd’hui. Témoin de la fin de la guerre froide, Sony Labou Tansi voit la reconfiguration des rapports de force mondiaux sous la forme d’un affrontement Nord/Sud qu’il déplore, direct héritage des politiques coloniales européennes. Critique des politiques exigées en Afrique par les institutions internationales, il fustige ce qu’il appelle les « programmes d’asservissement structurels » (pour « programme d’ajustement structurel ») qui auront selon lui pour principale conséquence de « reproduire le sous-développement nécessaire à l’achat de la gabegie du jetable »   , de maintenir un important déséquilibre mondial dans l’accès aux richesses pour préserver les sociétés de consommation occidentales. De même, il voit dans le conflit en Irak de 1991 une « guerre des menteurs »   , en mettant dos à dos le dictateur Saddam Hussein et l’administration américaine dans leurs mises en scène d’idéologies identitaires visant à maintenir l’assise de leur puissance. Le monde que décrit Sony Labou Tansi est traversé et structuré par des conflits, par un combat opposant les « nantis » – ceux qui disposent de la richesse aussi bien que de la parole – à tous ceux qui sont victimes du « gâchis » né de politiques déshumanisantes. L’auteur ne les nomme pas précisément : ils sont en Afrique, dans le « pays du moyen-monde »   , dans les marges sociales de l’Europe et des États-Unis. L’écrivain prévoit que, privés d’accès à la technologie, ces laissés-pour-compte « se verront poussés vers l’utilisation d’armes aussi rudimentaires que la terreur aveugle »   . En effet, constatant que le monde s’organise autour d’une logique comptable qui repose sur une forme de violence, Sony Labou Tansi nous laisse ce présage, qui résonne de manière si lugubre aujourd’hui : « L’absence de solidarité ne pourra que favoriser les fanatismes, les intégrismes et les actes de désespoir qui conduisent au terrorisme sous toutes ses formes »   .

Sony Labou Tansi maintient cependant l’espoir dans les lignes qu’il écrit. L’écrivain prend la plume pour opposer cette valeur qu’est l’« humanisme » aussi bien à la « gabegie » des « nantis » qu’à la tentation de la « barbarie » qui se présente aux autres. Dans une lettre ouverte à François Mitterrand, il rappelle que cette valeur et cette pensée font la richesse de la France bien plus que les valeurs financières ou pécuniaires   . Échapper à la barbarie implique de reconfigurer une échelle de valeurs où la dignité humaine précède les considérations matérielles et strictement économiques. C’est pourquoi la littérature est essentielle. Parce qu’il situe les valeurs à échelle humaine, le « métier d’écrivain » de Sony Labou Tansi est inséparable du « métier humain »   . L’auteur proclame ainsi une « foi finalement métaphysique »   en l’homme, en pastichant une célèbre formule de l’« avertissement » au lecteur de son roman La Vie et demie   : « En fait, j’écris (ou je crie) pour qu’il fasse homme en moi »   .

De là naît une pratique singulière de l’essai, de l’écriture critique, qui tend à la poésie. Sony Labou Tansi lance des assertions fulgurantes qui alternent avec l’expression de doutes profonds. Son écriture est d’abord une manière radicale de poser des questions cruciales. Entre envolées lyriques et saillies satiriques, entre métaphores et jeux de mots, l’écrivain se fait l’observateur acéré d’une réalité qui nous meurtrit encore aujourd’hui, tout en nous invitant à l’essentiel et salutaire rêve d’un monde débarrassé de la misère et de la barbarie