Une enquête patiente et méthodique sur l'évolution du terme de jachère.

C’est un bien curieux renversement qu’étudie cet ouvrage, cosigné par deux chercheurs de l’Institut national de la recherche agronomique et de l’École des hautes études en sciences sociales. En agronomes soucieux des pratiques et des savoirs des agriculteurs et en anthropologues attentifs à l’histoire des techniques et du développement, les auteurs enquêtent avec patience et méthode sur une série de déplacements, qui ont conduit à ce qu’un terme, d’abord utilisé par les cultivateurs entre la Seine et la Wallonie pour désigner des terres travaillées, labourées pour les débarrasser des mauvaises herbes, s’étende et vienne à être employé pour signifier son exact opposé : "laisser en jachère", terme péjoratif, c’est ne surtout pas toucher, laisser à l’abandon – tout le contraire de "jachérer" qui désignait une action liée à la culture du sol. Et le phénomène n’est pas unique : la "friche" a elle aussi connu de similaires déplacements (du sol cultivé qu’on laisse se reposer au sol abandonné). 

 

C’est avec une enquête rigoureuse que les auteurs s’attachent à comprendre et résoudre cette énigme. Enquête sur les textes : si les cent premières pages de l’ouvrage déroulent patiemment l’argument, travaillant à partir des définitions successives et n’éludant jamais les questions techniques, la seconde partie du livre rassemble, sur près de deux cents pages, un parcours des textes décrivant la jachère du XVIe au XXe siècle. À travers les textes issus de traités d’économie ou de cours d’agriculture, à visée descriptive ou prescriptive, nous sont ainsi restitués, replacés dans leur contexte, les débats sur le mot lui-même, le sens qu’on lui donne ou qu’on entend lui donner, les prises de position qu’il occasionne ou les positions qu’il aide à défendre. Car les sciences sociales ne sont ici, comme souvent, jamais loin de l’histoire des techniques et des savoirs. En commençant par relever les différences entre la jachère des "lettrés" des villes et celle des cultivateurs, puis en mettant en évidence la manière dont la confusion ainsi créée dans le vocabulaire a servi les intérêts des propriétaires fonciers de la fin du XVIIIe siècle (qui luttent alors contre les usages collectifs et communaux de la terre pour s’approprier la rente foncière), ils montrent qu’encore une fois, la technique et sa prescription ne sont jamais totalement neutres dans le monde social.

 

Guidée par une forme d’exigence scientifique (respecter la rigueur des termes et ne pas faire violence aux représentations et pratiques des acteurs), cette méticuleuse enquête porte donc aussi en elle un horizon politique indissociable, assumé dès les premières pages de l’ouvrage : non seulement en éclairant d’un jour nouveau les débats sur le travail durable du sol, sa fertilité, son repos, mais aussi, plus profondément, en rendant justice aux pratiques et savoirs techniques des paysans, longtemps ignorés, sinon combattus, par les "lettrés". Interrogation sur les mots ou les concepts de l’agronomie, sur les conflits entre science autorisée et savoirs profanes, sur l’évolution de notre rapport à la terre, à l’environnement et au métier d’agriculteur, cet ouvrage ouvre la voie à toute une série d’autres investigations.

 

 

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Crédit photo : Phileole / Flickr.com