Une réflexion approfondie sur l’image ordinaire par le prisme de questionnements esthétiques et sociaux.

À notre époque, il est devenu on ne peut plus courant et, finalement, assez banal d’être constamment confronté à des images surgissant de toutes parts, sur une multitude de supports   . L’accélération de notre monde et l’intensification de la mobilité dans nos vies, à de nombreux niveaux, accentue plus encore cette tendance. Dans cet ouvrage, Christian Malaurie propose de prendre le temps de regarder en arrière et de se pencher sur l’évolution, à travers les époques, de l’image et de ses constructions. Il souhaite ainsi tracer les contours de notre rapport à l’image dans la société contemporaine et, plus particulièrement, depuis le passage à ce qu’il appelle « le temps historique de l’hypermodernité ». S’inscrivant dans la perspective de son précédent essai, La carte postale, une œuvre. Ethnographie d’une collection   , dont il prolonge les analyses, l’auteur nous livre ici un ouvrage où sa réflexion se nourrit de la rencontre des diverses expériences qu’il a vécues. D’une part, comme chercheur et enseignant en anthropologie de l’art et du design à l’Université Bordeaux Montaigne et, d’autre part, comme auteur et éditeur de poésie, animateur de rencontres littéraires et dramaturge. Loin de se focaliser sur des images classiquement consacrées par une valeur esthétique ou monétaire, sur lesquelles portehabituellement l’attention des chercheurs comme de la société dans son ensemble, il se penche au contraire sur ce qu’il nomme les « images de peu » qui constitueraient une voie d’accès privilégiée au rapport au monde des individus, au banal, au sens commun, à l’ordinaire et aux événements de la vie quotidienne. En combinant ses pistes de réflexion sur l’image ordinaire à une analyse socio-historique de l’art et des médias, l’auteur « vise donc à la constitution d’une esthétique de l’ordinaire »   .


L’ouvrage est divisé en quatre grands chapitres, dans lesquels Christian Malaurie fait référence à de nombreux auteurs majeurs qu’il relit et mobilise afin de proposer une approche originale de l’étude esthétique des images. Dans un premier temps, il invite à appréhender l’image comme un spectacle et à revenir sur les analyses de Guy Debord et de Walter Benjamin. Ce faisant, il met en évidence la façon dont l’image s’est progressivement transformée en marchandise, ce qui implique dès lors des modifications profondes dans les pratiques de consommation (les images acquérant dès lors une valeur commerciale et monétaire) mais aussi dans les rapports de représentation. Dans un deuxième temps, en mobilisant des auteurs tels que Jean Baudrillard, Roland Barthes et Jean Duvignaud, il développe une perspective qui accorde une place centrale à l’impact des images sur la construction de l’imaginaire et du symbolique chez les individus. Son choix de mettre « l’image de peu » au centre des réflexions permet de se détacher d’une perception purement monétaire de la valeur de l’image pour intégrer des considérations plus existentielles, puisque chaque objet serait susceptible d’amener les individus-sujets à le percevoir dans la globalité de ses usages et pourrait également servir de réservoir de références pour l’imaginaire. En poursuivant cette intuition, il étudie l’impact de la « spatialité » de la scène sur les individus, qu’il élargit à la société dans son ensemble, en concevant « une théorie de l’action sociale conçue comme une action scénographiée »   . Dans le troisième chapitre, l’auteur s’intéresse au développement et aux évolutions historiques des images en Occident et à la notion de « scénographie ». Il montre ainsi comment la société a progressivement déplacé le spectacle de la sphère de la scène (avec la prédominance des pratiques théâtrales) vers l’audiovisuel et les écrans. Ce basculement impliquerait une différence fondamentale dans la façon dont les individus partagent avec autrui leur rapport sensible au monde : « L’individualisme de la salle de projection (où seul l’écran tient lieu d’espace commun de représentation sur lequel on projette ses émotions) triomphe, aux dépens de la salle de spectacle de scène traditionnelle où la dynamique des corps présents sur scène permet aux spectateurs de ressentir aussi le corps de l’autre présent à côté de lui »   . Enfin le dernier chapitre se veut une sorte de vaste (mais inégale) compilation des réflexions d’auteurs classiques de sciences humaines et sociales (allant de Georg Simmel à Georges Balandier, en passant par Max Weber) autour du concept de « vie quotidienne », se penchant notamment sur la façon dont cette dernière a pu être mise en relation avec une perspective théâtrale (l’auteur s’attardant alors sur les apports d’Erving Goffman). Cette dernière partie est l’occasion pour l’auteur de reconnaitre l’héritage intellectuel et conceptuel de sa démarche, fortement inspirée par les écrits de Michel de Certeau et de Louis Marin, dont il a été l’étudiant.

Avec cet ouvrage, l’auteur invite à considérer une esthétique de l’ordinaire qui implique de chercher à comprendre une image selon son contexte sensoriel complexe (visuel bien sûr, mais aussi tactile, sonore, olfactif et gestuel) ainsi que, plus largement, en l’inscrivant dans une perspective qui articule les différents supports et espaces dans lesquels elle prend place. Par ailleurs, en retraçant les évolutions de l’image et de ses manifestations, il tend à relativiser l’impact présupposé de l’image dans le processus d’aliénation des masses. Bien qu’il soit important de continuer à questionner et à analyser le basculement des spectacles de scène vers les écrans, il est essentiel de prendre conscience que les images permettent toujours d’ouvrir « l’imaginaire à l’inconnu du monde désiré »   . Enfin, en plaçant les images ordinaires au centre de ses réflexions et en les qualifiant « d’images de peu », Christian Malaurie se distancie des considérations classiques qui ont pour habitude de ranger ces pratiques banales dans la catégorie du « kitch », s’empêchant dès lors de les considérer à leur juste valeur.

Au final, cet essai invite le lecteur à sortir des débats classiques de l’esthétique, en évitant d’opposer simplement la grandeur et le moindre, pour se pencher sur les images qui nous entourent, au jour le jour, et qui nourrissent notre imaginaire et nos représentations. En retraçant les évolutions sociohistoriques de l’image et de la scène, l’auteur tente d’apporter un éclairage nouveau sur nos pratiques et nos représentations. Il propose pour ce faire de se servir des « images de peu » pour analyser ce qu’elles nous apprennent de nos pratiques et nos représentations et, à terme, pour tenter de développer une théorie du social. Malheureusement, et c’est une entrave à son accessibilité, cet ouvrage s’adresse d’abord et avant tout à qui possède au préalable une assez large maîtrise des questionnements, des enjeux et des concepts relevant à la fois de l’esthétique et de la socio-anthropologie. Bien qu’il puisse s’avérer complexe à appréhender compte tenu de sa densité, du foisonnement des réflexions qui s’y déploie et du style soutenu de l’auteur, il faut cependant souligner certains efforts réalisés en vue d’améliorer l’accessibilité de l’ouvrage. Il en va ainsi du découpage des chapitres en de nombreuses sous-parties qui structurent et facilitent la lecture et, surtout, de la présence d’un vaste glossaire des noms propres, mais aussi des notions et des concepts mobilisés au fil du texte