En octobre 2014, Thierry Schaffauser publiait Les luttes des putes, l’occasion pour lui de dresser une histoire des luttes contre la stigmatisation et la pénalisation du travail du sexe. Fin mars 2015, le Sénat supprimait la loi sur la pénalisation des clients au profit du rétablissement du délit de racolage. Le 12 juin, l’Assemblée votait finalement pour la pénalisation des clients. L’hypocrisie et l’incertitude des législations concernant le travail de sexe sont révélatrices du malaise à s’exprimer sur une activité aussi stigmatisée. Alors que les recherches vont vers le dévoilement de ce que Paola Tabet a nommé l’ « échange économico-sexuel », le travail du sexe tendrait à dévoiler le jeu du patriarcat en affranchissant les femmes d’un de ses fondements : la gratuité des services qu’elles doivent rendre aux hommes. Ce n’est donc pas tellement le travail du sexe qui serait stigmatisé, mais bien le fait de demander explicitement une rétribution en échange. Les putes ne seraient alors que des femmes affranchies du système, et dangereuses puisqu’elles remettent en cause les fondements de rapports sociaux fondés sur des rapports de domination. C’est alors toute une violence, non seulement de genre, mais aussi de classe ou de race qui se révèle dans les modes de législation et de pénalisation. Nous avons rencontré Thierry Schaffauser, travailleur du sexe et membre fondateur du STRASS, le Syndicat du Travail Sexuel. 

En 2009, vous participiez à la fondation du STRASS. Quelles étaient alors vos principales revendications, et comment ont-elles évolué depuis ?

Je pense que la principale revendication était l’abrogation du délit de racolage public. Nous estimions que c’était la mesure la plus dangereuse, et bien que le travail sexuel de rue soit de plus en plus minoritaire, et que cette loi ne concerne donc qu’une minorité de la communauté, nous pensons que ses effets sont très graves. Il s’agit donc de soutenir en premier lieu les collègues les plus opprimées. Nous avons dès le début demandé la régularisation de tous les sans papiers, ce qui n’était pas évident car beaucoup de collègues françaises n’étaient pas d’accord, mais nous suivons ce même principe, que nos collègues sans papiers ont besoin de droits, et que de manière générale, la vulnérabilité d’une personne n’est pas déconnectée de celle de l’ensemble de la communauté. 

On ne peut pas lutter contre l’exploitation et les violences en général, si une partie d’entre nous n’a pas accès aux droits les plus basiques. Les conditions de travail ont tendance à se dégrader pour tout le monde, dans tous les secteurs de l’industrie du sexe, pour des raisons différentes certes, mais la pression économique se diffuse partout ensuite. Évidemment, le débat sur la pénalisation des clients nous a forcé à en faire une revendication prioritaire aujourd’hui car cela apparaît comme le plus grand danger pour tout le monde. Je pense que nous avons un peu évolué par rapport à la question du droit du travail. Je me rappelle que nous avions des débats sur le statut le plus pertinent à revendiquer, or à présent, on s’adapte tout simplement à chaque situation individuelle en partageant l’information juridique que le syndicat produit.

Vous écrivez, « l’affirmation du sexe comme travail n’aide pas uniquement les ‘déviants sexuels’, mais aussi les personnes sexuellement dans la norme (…) affirmer le sexe comme travail permet également de dévoiler le genre comme travail sur soi. Nous devons sans cesse performer une identité de genre de façon consciente ou inconsciemment intégrée»
  . Je trouve intéressante cette idée d’un « dévoilement » opéré par la prostitution sur les rapports de genre. C’est d’ailleurs une des choses que la légalisation et la « normalisation » du travail sexuel mettraient en péril : les structures de patriarcat se trouveraient alors fragilisées. Dans cette perspective, les lois anti-prostitution ne viseraient-elles pas surtout à confiner la prostitution dans une invisibilisation ? 

Oui il est évident que le but premier de la pénalisation est de maintenir le travail sexuel caché. Cette pénalisation vise en premier lieu des femmes et des minorités sexuelles et de genre, ce qui devrait déjà en soi être un indice d’oppression patriarcale. Je crois aussi que la répression du travail sexuel vise à limiter les libertés des femmes, en punissant celles qui tentent d’échapper à la pauvreté, qui tentent de migrer, de changer de classe sociale, etc. Cela crée un contre-modèle de féminité, par le « stigmate de putain », et divise les femmes entre celles qui entreraient dans l’économie sexuelle légitime du patriarcat à savoir le mariage, le couple, et les rendez-vous amoureux, et les putes dont on ne peut pas s’assurer le contrôle de la reproduction, et surtout la transmission des bons gènes mâles.

Mais attention, le patriarcat sait très bien s’adapter, et je ne crois pas que la dépénalisation serait en soi suffisante pour faire reculer le stigmate de putain. A travers cette citation, c’est surtout la question de l’exploitation du travail des femmes qui est mise en avant. Ce que les travailleuses du sexe féministes apportent, c’est de rendre visible comme travail ce qui autrefois était considéré comme une donnée naturelle de l’hétérosexualité : que les hommes aient accès au corps des femmes gratuitement, ou en les spoliant économiquement, qu’elles appartiennent à un seul dans des cadres légitimes ou à tous dans les cadres illégitimes. Dire c’est un travail, et tu dois me payer et respecter mes conditions, permet aussi de pouvoir plus facilement refuser ce travail que lorsqu’il n’est pas dévoilé comme tel.

La notion de « travail de genre » est évidente en ce qui concerne le travail sexuel. Or, les travailleuses du sexe féministes qui comparent leur performativité de la féminité dans l’industrie du sexe à d’autres expériences de performativité dans d’autres industries ou au sein des rapports hétérosexuels, nous permettent de penser le genre dans le travail en général, et le travail dans la performance du genre et de la sexualité en général. En d’autres termes, elles rendent visible le fait que les femmes sont poussées à travailler (en permanence ?) au profit des hommes, de façon non rémunérée la plupart du temps, à devoir sourire, être séduisante, patiente et gentille, réceptive aux émotions des autres, envoyer des cartes postales pour maintenir le lien familial, etc. Les féministes du care ont beaucoup rendu cela visible également en intégrant d’ailleurs dès le départ la question du travail sexuel à leur analyse.

Des chercheuses comme Gail Pheterson et Elsa Dorlin présentent le stigmate de putain comme un instrument de contrôle sexiste. Vous vous alignez sur cette position, notamment lorsque vous vous exprimez sur les Zeromacho ou sur la vidéo « réalisée par Patrick Jean, dans laquelle, selon lui, il suffirait d’inverser les rôles, avec des femmes clientes et un homme travailleur du sexe, pour que soudainement, on s’aperçoive que la prostitution est une violence de genre»
  . Mais vous ne vous exprimez jamais en tant qu’homme travaillant et prenant la parole au sein de ce milieu où la stigmatisation opère de façon particulièrement sexiste… Avez-vous noté des différences sur la façon dont, socialement, la stigmatisation peut opérer à votre encontre, comparé à ce que vivent vos collègues femmes ?

Je pense que la stigmatisation des hommes travailleurs du sexe est liée à l’homophobie, et au fait de « s’abaisser » à un rôle sexuel pensé comme féminin. Cela peut dépendre ensuite de la façon dont le travailleur du sexe va performer de la masculinité par le travail sexuel, de quel type de masculinité il est question, et cela peut devenir presque parfois un modèle positif, notamment s’il parvient à avoir du succès. L’argent peut devenir un facteur important de rehaussement social pour les hommes, et peu importe la façon dont il le gagne, on passera alors cela sous silence. Je crois même qu’un homme hétérosexuel parvenant à vivre du travail sexuel avec des femmes peut représenter un fantasme ou un idéal masculin, mais cela reste assez rare en comparaison du travail sexuel féminin et gay. La plupart des hommes hétérosexuels que je connais sont obligés à un moment donné d’avoir une majorité de clients hommes pour gagner correctement leur vie. Les dynamiques sont probablement différentes dans les pays de destination de tourisme dit sexuel de femmes occidentales.

Ce que je constate surtout, c’est que les hommes travailleurs du sexe subissent une invisibilisation par rapport aux femmes, comme s’ils n’existaient pas, ou que leur existence ne méritait pas de s’y attarder. Nos problèmes spécifiques sont donc ignorés, en particulier par rapport au VIH, aux violences dont on ne parle pas ou très peu par rapport aux femmes, ou encore au travail des enfants qui concerne très fortement les garçons et adolescents. Les associations et services disponibles sont avant tout pensés par et pour les femmes, bien que depuis environ 5 ans et la plus grande visibilité des hommes, les choses bougent dans ce domaine.

Il y a enfin une forme d’homophobie que je constate dans certains discours qui tendent à considérer que les hommes travailleurs du sexe ne sont pas de « vraies prostituées », parce qu’ils n’entreraient pas dans une identité de « victimes » ou qu’ils prendraient plaisir à faire ce travail. Je trouve intéressant là comment les notions de « plaisir » et de « victime » sont genrées, et ce que je trouve homophobe c’est qu’en gros cela renvoie les hommes travailleurs du sexe à un statut de « pervers sexuels », essentialisés à travers une sexualité gay qu’on ne comprend pas, qui serait hors norme, et d‘une sexualité masculine essentiellement violente. J’ai entendu une fois une féministe assez connue dire que si les « mecs trouvaient leur compte à se prostituer entre eux, c’était leur problème, mais qu’ils n’avaient pas à imposer ce modèle sexuel aux femmes ». J’en ai entendu une autre très connue aussi cette fois au Royaume Uni parler de « queer sexual game » pour les hommes, tandis qu’elle parlait de violence pour les femmes. Je trouve ça assez révélateur de la façon dont les hommes et les femmes sont construits et pensés sexuellement.

Au niveau de la loi, Gail Pheterson signale que les lois anti-racolage sont principalement appliquées de façon raciste, afin de limiter la présence des migrantes sur le territoire. Alors que la pénalisation des clients vient d’être annulée au profit de l’interdiction du racolage passif, de quelle façon avez-vous l’impression que cette loi sera appliquée ? Elsa Dorlin écrit par exemple : « la prostitution comme stigmate social est donc soutenue par une législation qui, en condamnant l’échange de services sexuels contre de l’argent, se donne les moyens de contrôler, non seulement les prostituées mais tous les trajets effectués par les femmes dans l’espace public »
  . Vous sentez-vous personnellement menacé par cette loi, ou pensez -vous qu’elle sera appliquée de façon discriminatoire parmi les travailleur.se.s du sexe ?

La loi sur le racolage existe depuis des décennies et existera toujours sous la forme d’arrêtés municipaux, même si elle est supprimée par le Parlement au profit d’une pénalisation des clients. Elle a toujours été appliquée de façon arbitraire et discriminatoire, et vise ces dernières années très particulièrement les femmes migrantes. Le ministère de l’Intérieur nous a confié lors d’une audience que leur but était, par l’application de cette loi, d’identifier des femmes sans papiers. Dans la pratique, la police n’a jamais tenté de cacher le fait qu’ils arrêtaient en priorité certaines communautés par rapport à d’autres. C’est aussi une technique de division au sein de la communauté des travailleuses du sexe, fondée sur l’identité de genre, l’origine, et d’autres critères, pour tenter de saper toute amorce de solidarité.

Bien que ce sont surtout les travailleuses du sexe exerçant dans la rue, et les plus précaires, qui en souffrent le plus, cette répression a néanmoins je pense, une incidence sur l’ensemble de l’industrie du sexe. Nous avons pu constater la pression à la baisse sur les tarifs qui est arrivée également dans les bars, les salons de massage ou sur Internet, car les clients peuvent être les mêmes, et que les frontières (construites politiquement) entre les différents modes de travail sexuel sont en fait poreuses. Je constate également qu’en visant particulièrement le racolage, et donc un mode d’exercice de travail sexuel indépendant et sans dépendre de moyens de production extérieurs, cela a poussé beaucoup de collègues à considérer le travail salarié en intérieur comme plus sécurisé, quand bien même cela signifie devoir céder une partie de ses revenus au gérant ou propriétaire des lieux.

Je ne dirais pas que tout ce système est pensé de façon aussi cohérente, car je ne crois pas à une théorie du complot, mais la répression du racolage dans l’espace public (et gratuit) a forcément des répercussions poussant à accepter le travail caché, qui est plus souvent sous l’exploitation d’un tiers. Nous avons plusieurs exemples autour de nous de personnes qui ont été ou sont dans cette situation. De manière générale, plus il y a de contraintes légales, plus les travailleuses se sentent obligées d’accepter de mauvaises conditions de travail. Et encore une fois, attention, les contraintes légales ne viennent pas que de politiques de pénalisation, elles peuvent venir aussi de mesures réglementaires dans un cadre parfaitement légal. Il n’y a donc pas que la loi sur le racolage à prendre en compte.

Outre la terminologie « travailleur du sexe », on retrouve dans votre livre plusieurs références à la nécessité de s’affirmer « pute ». Pourquoi le choix de ce mot plutôt qu’un autre ? Peut-on parler d’un mécanisme de réappropriation d’une insulte, dans un processus similaire que ce qui s’est produit pour les termes « queer » ou « nigger » ? 

Oui c’est exactement cela. J’avais développé cette idée dans mon premier livre « Fières d’être putes » donc je n’en ai pas trop parlé dans le nouveau, car je voulais davantage insister sur l’organisation politique du travail, et pas seulement sur les politiques d’identités.

Et cela touche également à la notion de coming-out… Contrairement à l’homosexualité, la prostitution relève d’un choix. Pensez-vous que l’on puisse parler d’un « coming-out » de pute ? J’imagine qu’on est alors beaucoup plus fortement affilié à des luttes politiques et sociales que dans le cas de l’homosexualité ?

Oui les travailleuses du sexe utilisent aussi l’expression de coming out. Etant entre ces deux identités, j’ai tendance à voir davantage les similarités que les différences. Cette différence entre choix et non-choix, ou entre travail et identité, ne me parait pas si évidente. On pourra toujours débattre du choix d’exercer le travail sexuel ou d’être homosexuel, de savoir si le travail est constitutif de son identité ou pas, mais le dénominateur commun est la stigmatisation. Je crois que c’est elle qui fait l’identité. Et dans ce cas, peu importe que le travail soit temporaire, ou qu’on ait choisi ou pas, on est stigmatisé, discriminé, potentiellement criminalisé, à devoir faire des ‘choix’ entre une stratégie de coming out, de placard, de passing, etc. La différence que je ferais peut être alors, est par rapport aux stratégies de résistance qui sont devant nous car on a tendance à penser le genre et la sexualité indépendamment de la classe ou d’autres formes d’oppression.

Par exemple, penser la résistance seulement comme une performance individuelle de transgression des normes peut très bien s’accommoder au capitalisme contemporain qui de plus en plus, admet, voire encourage, l’individu à s’émanciper du groupe. C’est un des reproches qui a longtemps été fait aux mouvements queers, comme quoi ils étaient libéraux, ou qu’ils ne prenaient pas en compte la question du travail. Je crois qu’aujourd’hui, nous arrivons à un moment où l’intersectionnalité est à la mode, qu’on commence à prendre un peu mieux en compte ces différences dans chacun des mouvements. Celui des travailleurs du sexe est un exemple de mouvement qui vise à la fois à s’émanciper des normes sociales par des résistances performatives, mais tout en construisant des luttes collectives et une conscience de classe.

Certaines féministes fortement influencées en France par la pensée matérialiste ont en partie adopté le concept de classe des femmes. Mais les mouvements gays et féministes peuvent avoir tendance à perdre de vue la classe sociale. Je constate que la situation actuelle « d’après mariage pour tous » montre une certaine impasse du discours sur l’égalité des droits, parce que si les discriminations en droit sont effacées, les pratiques de pouvoir restent, et la question sociale, économique, du croisement avec le racisme ou le classisme ne sont pas assez prises en compte. Mais penser uniquement en termes de classe peut invisibiliser aussi les autres problématiques minoritaires. Dans le contexte français, cela produit même au sein d’une certaine gauche, des discours universalistes et républicanistes qui ont fini par très bien intégrer les problématiques de genre et de sexualité, mais pour les retourner contre certaines minorités, dont les travailleuses du sexe. Ce qui est évident pour les travailleuses du sexe, c’est que nous faisons partie d’un ensemble de groupes et de minorités, et que nous ne pouvons pas nous concentrer uniquement sur la question du travail, ou du genre, ou de la sexualité, mais nous devons tout prendre en compte

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