Comme il l’avait fait pour Le Cousin de Fragonard, en 2006, en s’intéressant au cousin moins connu du célèbre peintre, et en donnant par la même occasion un tableau saisissant du XVIIIe siècle, Patrick Roegiers, romancier belge installé à Paris depuis 1983, nous propose une nouvelle « faction », ou fiction, de faits réels, sur le destin obscur de Christian Simenon, frère cadet du célèbre auteur de romans policiers, engagé dans le rexisme, mouvement fasciste créé par Léon Degrelle dans les années 1930 et triomphant dans la Belgique de la Seconde Guerre mondiale.
« Christian était influençable et contagieux. Il oscillait entre le patriotisme et la pleutrerie, la couardise et l’admiration pour Degrelle, tireur de plans sur la comète, à la blablaterie babillarde et à la bimbeloterie baratineuse. » C’était le fils préféré de leur mère Henriette, bigote, qui n’aimait pas Georges. Il eut une enfance sinistre d’enfant de chœur, alors que Georges avait perdu la foi, « au printemps 1915, quand il avait vécu à douze ans sa première expérience sexuelle ». L’aîné quitte la Belgique pour Paris et commence une carrière d’écrivain qui va lui apporter tout le succès souhaité : l’argent, les femmes, les belles voitures et les chevaux dans son château de Vendée. « Son épouse et sa maîtresse vivaient côte à côte, sans anicroche, sans s’éviter, toutes deux à sa cause entièrement dévouées. Car l’homme seul est toujours en mauvaise compagnie. » Son attitude pendant l’Occupation se caractérise par un attentisme suspect ; il livre des scénarios à la Continental, maison de production gérée par l’occupant, il apprend l’allemand et mène grande vie grâce à son argent. Christian, resté dans sa vie grise et pleine de rancunes et de rancœurs, s’enfonce dans la collaboration et participe même à la « tuerie de Courcelles », où dans la nuit du 17 au 18 août 1944, la « Formation B » du REX exécute 27 civils pris en otages, en représailles de l’assassinat par la Résistance du bourgmestre rexiste du Grand Charleroi. Christian aurait tué lui-même d’une balle dans la tête le doyen de Charleroi.
Georges avait déjà fait disparaître Christian de ses Mémoires : « Dans ce gros ouvrage, écrit successivement en trois lieux, de l’automne 1941 au 27 janvier 1943, qui comptait le double de pages de ses livres habituels, qui en avaient environ deux cent cinquante, où il s’inventait un personnage, se révélait et se cachait entre les lignes, l’écrivain se décrivait comme un fils unique. Christian était passé à la trappe. Allez, ouste ! Il avait disparu, ne jouait aucun rôle, ne jouait aucune part et n’occupait plus aucune place. Adieu faux frère ! »
Sur les conseils de Gide, il demande à son frère de s’engager dans la Légion étrangère. Patrick Roegiers imagine que c’est dans la Légion Wallonie mobilisée par Degrelle pour combattre sur le front de l’Est, où dans le roman il disparaît au milieu de cet enfer de neige et de froid, alors qu’il est mort en Indochine en 1947, après avoir été condamné à mort par contumace en 1946 dans le procès de la « tuerie de Courcelles ». Le romancier peut d’autant mieux prendre ses aises avec la réalité des faits et leur caractère exact et vérifiable, qu’il fournit à la fin de son livre une chronologie de la « vraie vie de Christian Simenon ».
Les deux frères se voient une dernière fois en mai ou en juin 1945, place des Vosges. De cette scène, sans témoins, qu’il situe pour sa part place Vendôme, Patrick Roegiers fait un des grands moments de son roman, où il invente leur dialogue, restitué comme au théâtre, avant de conclure : « Le temps était venu de se quitter. Il n’y avait rien à ajouter. Les deux frères s’étaient regardés pour la dernière fois. Comment mieux décrire ce qu’ils ressentaient que ce que Georges écrirait dans Le Fond de la bouteille : “Ils se regardent comme deux frères seulement se regardent… avec un genre de haine que l’on ne trouve que chez des gens d’une même famille”. »
« Chaque famille a un cadavre dans l’armoire », écrivait Simenon dans Les Sœurs Lacroix en 1938. Ressortant le cadavre de cette armoire, le romancier à la plume de pamphlétaire dresse un tableau effrayant d’une époque très sombre et s’interroge sur la banalité du mal qui les guette toutes. La polémique n’a pas manqué autour de la question de l’utilisation dans un roman de faits et de personnes réels, car la figure de Georges Simenon n’en sort pas forcément grandie. Mais il s’agit d’un livre important sur la Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, informé et documentée, et dont la construction romanesque entraîne le lecteur dans les abîmes de l’âme humaine. Vertigineux
Patrick Roegiers, L’Autre Simenon
Grasset, 2015
304 pages, 19 euros