Qui est Enric Marco ? L’un des plus jeunes résistants antifranquistes, un déporté des camps nazis, une figure de proue de la CNT de la transition démocratique ? Un travailleur volontaire du Reich, un époux déserteur, un homme médiocre et plutôt lâche qui a toutefois su séduire les nouvelles générations en quête de héros et de victimes – quand les uns se sont plus ou moins fondus dans les autres ? De part et d’autre du seuil de l’imposture révélée en 2005, il y a l’Enric Marco qui fut, et l’Enric Marco qui est advenu. Le bonimenteur a inventé le héros-victime ; le héros-victime, en se dissolvant, a produit aux yeux du monde le bonimenteur. Bref Enric Marco est L’Imposteur, et le dévoilement de son imposture fonctionne comme une anamorphose que Javier Cercas travaille et retravaille inlassablement dans un « récit réel ou roman sans fiction » œuvrant à en extraire toute la puissance de révélation.

 

L’imposteur Marco : microstoria d’une société mémorielle

Le salaud. Celui que l’auteur place au centre de son récit est incontestablement un homme médiocre au sens le plus rigoureux : c’est « un homme qui est toujours du côté de la majorité et au milieu de la foule »   . Cet entre-deux se présente d’ailleurs comme la condition de départ de son mensonge insupportable : il faut autant d’égoïsme que d’ignorance pour supporter de mentir sur la Shoah dans le but, finalement, de draguer des filles. Il ne fait en tout cas aucun doute que Marco est un salaud, bien que d’un bout à l’autre de sa biographie, il apparaisse aussi aux yeux de son biographe comme un virtuose de l’affabulation. De fait, Marco a pu falsifier jusqu’aux archives de Flossenbürg : la virtuosité est inversement proportionnelle à la conscience morale. Mais il fallait s’y attendre : un salaud ordinaire, un génie médiocre devait nécessairement être mû par une autre force, sinon admirable, du moins respectable. En suivant le regard de Cercas, on pourrait aussi bien voir l’imposture de Marco comme un « non » renvoyé à la face de l’existence anonyme, sans gloire voire honteuse…

Marco serait-il alors un Don Quichotte du XXe siècle finissant et du XXIe siècle commençant, comme le romancier tient tant à le voir ?   Avec l’hidalgo de la Manche, il partage incontestablement la fuite en avant perpétuelle, un narcissisme débridé canalisé dans une mythomanie nourrie de médiapathie. Un mélange de honte devant ce qu’il croit être (quand l’enfant pauvre se résigne à croire en son infériorité), de mégalomanie quant à ce qu’il aurait voulu être, et d’opportunisme sans vergogne pour produire ce qu’il a pu devenir aux yeux des autres. Incontestablement, le personnage de Cercas incarne la distorsion de la réalité érigée en mode de vie que figurait déjà le héros de Cervantes. Mais là s’arrête sans doute l’analogie, malgré les efforts désespérés que déploie Cercas pour la faire tenir jusqu’au bout. Don Quichotte est une figure précédée par son démiurge Cervantes, quand Marco est un homme dont les mensonges et les aveux précèdent leur portraitiste.

Le miroir. L’histoire (réelle) de Marco, comme l’était celle (fictive) du héros anonyme Miralles dans Les soldats de Salamine, est surtout une forme de microstoria : un épiphénomène dont les traits reflètent finalement la vérité de toute une époque, de sa manière de penser, de sa Weltanschauung. Or sous la plume du romancier, la vérité de l’époque dont la microstoria de Marco se fait le miroir est une vérité morale. Car au-delà du mensonge lui-même, c’est l’efficacité du mensonge qui pose question, et qui interroge la sacralité de la parole du témoin dans nos sociétés, ainsi que notre rapport au témoignage, dont la vérité ne saurait se satisfaire mais qui, pourtant, s’y substitue souvent. Si Marco a pu recevoir une telle audience, alors même que son exubérance laissait sceptiques nombre de ceux qui le côtoyaient directement, c’est finalement, dit Cercas, parce qu’il répondait à une demande espagnole et européenne de héros, ou plutôt de victimes héroïques. Sous cet angle, Marco est comme une lumière sombre qui éclairerait toute une époque : l’âge des victimes, l’ère du témoin, celle qui s’est simultanément rendue aveugle à l’héroïsme au point de ne plus pouvoir discerner les contours de ce qu’il a pu être – au point de devoir inventer des figures fictionnelles pour faire revivre les légions anonymes de la liberté, les « soldats de Salamine ».

L’imposture révélatrice s’installe ainsi dans un interstice entre mémoire – individuelle, subjective – et histoire – collective, objective : celui de la « mémoire historique »   en vertu de laquelle les générations des après-guerres se reconnaissent le devoir ou le désir d’assumer des souvenirs qui ne sont pas les leurs. Où chaque individu se retrouve le porteur du souvenir d’événements qu’il n’a pas vécus. Or reconstruire la paix après la guerre impose souvent que cette mémoire soit mensongère, que chacun ait sa part d’héroïsme ou de souffrance – parfois teintée de la reconnaissance d’une responsabilité partagée… Le mythe de la transition en Espagne se fond dans le même moule qui a servi à forger le mythe résistantialiste en France : quand les canons se taisent, la nation s’unit dans l’héroïsme. Plus tard, les souffrances entrent en concurrence dans le cadre du marché mémoriel « industrialisé » décrit de manière outrageusement polémique – et contestable – par l’historien américain Norman G. Finkelstein : cette mémoire « kitsch » a le mérite d’être simple, univoque, mielleuse et repue de son idiotisme.

Aujourd’hui, finalement, Marco se repent… Car se repentir est ce que l’on peut faire aujourd’hui !   A la fin du livre, Cercas donne à voir et à entendre un vieil homme pathétique, enfin victime du collectif et d’abord de lui-même : il devient presque sympathique. La vérité morale de L’Imposteur, telle que la veut Cercas, c’est en définitive que nous sommes moins attachés à la positivité des actes qu’à la souffrance, ou à la rédemption qui en est comme une déclinaison. Roman sans fiction, L’Imposteur prend alors des airs de Confessions – ces récits réels, ces récits de soi, à la foi aveu et prière, qui font alterner comme ici le récit des vérités et des mensonges transcendés dans des réflexions morales universalisantes.

Le révélateur. Que faut-il pour croire ? Un besoin de héros ou de victimes, peut-être. Une presse maquerelle qui s’empresse de jouer l’entremetteuse entre les désirs d’une conscience collective flétrie et un homme qui lui offre comme un soulagement, sans doute. Une solide crédulité, dans tous les cas : au sujet du succès de Marco, Cercas pointe aussi la responsabilité passive des biographes presque autant bernés par leur légèreté que par le bonimenteur qu’ils avaient en face d’eux. Mais là n’est pas la seule question : une autre, tout aussi épineuse, est de savoir ce qu’il faut pour arrêter de croire. Bref, qu’était Benito Bermejo, qui a démasqué l’imposteur ? Un historien marginal, un franc-tireur, un joueur hors-jeu qui a eu la modestie et le courage de dire « non »   . Un enquêteur, finalement, dont la clairvoyance semble comme enracinée dans son décalage vis-à-vis du champ historiographique patenté de l’Espagne démocratique. Une figure qui impose à d’autres de ne pas laisser aux historiens le monopole de l’histoire – ou qui, au moins, semble devoir justifier de s’en emparer. Dans ce sens, la figure de l’historien marginal Bermejo apparaît également comme un alter ego du romancier délaissant le roman de fiction pour l’enquête historique.
 

L’imposture de Cercas ? Le roman sans fiction

Autorités. Cercas avance dans les pas de prédécesseurs : Truman Capote et Emmanuel Carrère sont les balises de ce qu’il veut et peut être comme biographe non fictionnel d’un salaud. Cervantes est comme l’horizon indépassable – mais ici un peu trouble – pour penser le rapport de l’auteur et de son personnage, l’autorité créatrice convoquée avec d’autant plus d’urgence que son personnage à deux faces – Alonso Quijano se prenant pour Don Quichotte – semble pouvoir dire quelque chose de la duplicité de Marco – en balayant un peu vite le fait que la personne de Marco résistera toujours au désir d’écrivain de le faire glisser dans l’univers des personnages.

Cercas avance aussi sous les auspices d’autorités littéraires tutélaires mises en scène dans son récit. Dans Soldats, le narrateur dialoguait avec Roberto Bolaño ; dans L’Imposteur, c’est avec Mario Vargas Llosa. Deux références de la littérature espagnole, deux vies marquées par la résistance politique : deux reflets de la recherche simultanément littéraire et morale qu’entreprennent deux narrateurs aspirant – avec beaucoup d’autodérision – à la gloire d’une littérature juste.

Anamorphoses. On pourrait décrire le style de L’Imposteur en un mot : répétition. D’une page à l’autre refont surface les mêmes expressions, parfois des paragraphes entiers : l’auteur Cercas pratique autant l’auto-citation que Cercas le narrateur, parfois dans un renversement ironique qui insère un sujet ou un objet différent voire opposé à ceux de la proposition initiale. D’un chapitre à l’autre, le roman dit et redit la même histoire qui se déforme progressivement : il déplie ou effeuille inlassablement une vérité insondable constituée d’une infinité de souvenirs, d’oublis, de mensonges adressés aux autres comme à soi-même. Au cœur du récit comme au fil de longues digressions, la recherche de l’écrivain revient en somme à « tout dire » – la genèse du projet, le processus d’enquête, la vie de l’enquêteur et son environnement durant l’enquête, les impressions premières et révoquées, les formules qui éclosent d’abord avant d’être rejetées comme inexactes, insincères ou dictées par les conventions… Or tout dire, c’est déjà dire ce que finalement un historien aurait tu, en faisant de l’écriture l’image d’une pensée confrontée à une réalité en anamorphose, dont les contours changent du tout au tout à mesure que le regard se déplace. Dès lors, plus besoin de fiction : les récits mythomaniaques de Marco se font suite sans toujours se ressembler, avant de céder la place à une série de confessions tout aussi instables.  Les uns comme les autres sont entrecoupés des élucidations du narrateur, qui maintient toujours une pluralité d’hypothèses. Mais si l’écriture est comme une pensée en acte, un doute demeure toujours : si nous sommes en plein dans une histoire – parce que nous préférons les histoires à l’histoire sans doute – quelle est la nature de cette histoire ? Pourquoi l’anti-héros et le narrateur de L’Imposteur seraient-ils plus réels que le héros et le narrateur fictifs inventés dans Les soldats de Salamine ?

Justice. A cet égard, une autre fonction littéraire du concept Marco est d’interroger les impostures de l’écrivain en général, et de Javier Cercas en particulier. Le romancier qui invente des histoires est-il un menteur ? Aucun adulte ne le pense. Pourtant la question se pose doublement au sujet de Cercas, qui prend un malin plaisir à instruire son propre procès en faisant en quelque sorte de ses lecteurs ses jurés. Le premier chef d’inculpation retenu contre l’accusé par lui-même est de prétendre dénoncer les errements de la « mémoire historique » en surfant la même vague, en traquant d’un livre à l’autre les héros et les imposteurs. Mais comment mener la bataille en-dehors du champ de bataille ? La circonstance est au moins atténuante. De l’autre chef d’inculpation, en revanche, Cercas ne dit rien. Mais si d’un bout à l’autre de L’Imposteur, il prétend produire un récit réel et sans fiction, quelle raison aurions nous de croire que cette réalité est plus réelle que celle invoquée par le narrateur de Soldats, ou par ceux de tous les romans qui composent nos bibliothèques ? Cercas bénéficie de toute façon de l’immunité poétique. Quant à nous, on peut toujours dénoncer les brèches d’incertitude dans lesquelles s’engouffre le négationnisme : sans doute le roman n’est-il pas là pour les panser, mais pour nous en faire sentir de la manière la plus vive la menace à jamais irrévocable.   

Accusé facétieux et grave de lui-même, l’auteur passe souvent de l’autre côté de la barre. Comme Soldats, L’Imposteur multiplie les listes mémorielles et les hommages explicites et solennels rendus aux héros négligés par les sociétés oublieuses et leurs cours de justice. A son bureau solitaire, dans ses pages confidentielles, Cercas écrit pour assumer individuellement une conscience collective et officielle défaillante. L’accusation portée contre soi est la profession de foi et le serment qui confèrent sa force à l’écriture comme acte de justice, comme œuvre dans laquelle la mise au jour de la vérité a pour horizon de rétablir une forme de justice littéraire, et de liquider le passé.

Morale. Les historiens se gardent de se faire juges ? Cercas revendique son ambition morale. De la première page de Soldats au dernier mot de L’Imposteur, au travers d’un héros fictif oublié de l’histoire ou en négatif d’un héros de papier, son écriture ressasse la question de l’héroïsme, de son oubli à la faveur de la paix civile ou de la souffrance, de son travestissement, de ses métamorphoses. Romans de l’incertitude, Soldats et L’Imposteur l’arriment surtout à une morale chancelante du mensonge, comme si cet héroïsme était voué à l’attirer à lui. Dans Soldats déjà, où le véritable héros est le soldat républicain Moralles qui refuse de révéler enfin la vérité, un doute définitif vient recouvrir le récit bavard et impeccable que livre le phalangiste Sanchez Mazas de son propre moment d’héroïsme, son évasion ; de cette histoire improbable que ses complices d’alors répètent comme une invariable litanie, formule pour formule, silence pour silence. Car seules « les histoires » ne laissent aucune place au doute, quand « l’Histoire » ne s’aperçoit qu’à l’horizon de mémoires toujours défaillantes. Dans L’Imposteur, le mensonge n’est rien moins qu’une mimétique de l’héroïsme. Si donc nous avons eu des héros, et si nous devons donc avoir nos imposteurs, que faire du mensonge ? Peut-on et doit-on le comprendre, voire même le justifier ? Peut-on faire commerce de le divulguer ? Etc. Dérisoires ou essentielles, ces questions dessinent en tout cas une morale de l’écriture romanesque comme parole publique dans des sociétés d’où s’est effacée la figure de l’historien public. De ce point de vue, L’Imposteur réunit l’histoire et l’éthique en un lieu d’indistinction, où l’une se confond avec l’autre, mais où du même coup, l’une dissout l’autre. L’éthique demeure irrémédiablement bousculée par la petite histoire, et les certitudes de la petite histoire font vaciller une éthique indécidée
 

Javier Cercas, L'Imposteur, traduction par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, Actes Sud, 2015, 23,50 euros