Adeline Baldacchino, énarque, promotion Willy Brandt (2007-2009), sortie à la Cour des comptes, publie La ferme des énarques (Michalon). Encore un pamphlet contre l'ENA ? L'opus est cette fois-ci davantage hybride, entre littérature, réflexion approfondie sur la formation cognitive des énarques et propositions pour la suite. L'entretien avec Adeline Baldacchino a eu lieu le lundi 26 octobre 2015 à Paris.

 

Les pamphlets d’énarques sur l’ENA constituent presque un genre en soi. Comment situez-vous votre livre par rapport à cette littérature ?

En effet, j’en ai lu quelques-uns au moment de préparer le concours. Excepté le style polar Petits meurtres à l’ENA, je crois qu’il existe deux genres de littérature sur l’École : celle des anciens élèves qui traite de leur scolarité au sein de l’établissement, avec des portraits à la façon de La Bruyère, et des textes de chercheurs. Dans les dernières années, Promotion Ubu Roi d’Olivier Saby ou encore À l’ENA, (y) entrer (s’)en sortir de Saint-Preux pour la première catégorie, et de essais de sociologues comme La Fabrique des énarques de Jean-Michel Emery pour la seconde. Je pense aussi au libre de Jean-Pierre Chevènement et de ses amis qui sévissaient sous le pseudo de Mandrin, L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, que j’ai lu au moment de préparer le concours et que j’ai relu après avoir écrit mon livre. Ce fut amusant de retrouver, dans la première partie critique, énormément de similitudes avec mon livre. On voyait que les choses avaient, au fond, peu changé. En revanche, la seconde partie, qui est plus de l’ordre de la construction, diffère : Chevènement avait encore l’espoir que l’ENA pouvait devenir une « école des hussards du socialisme », comme les instituteurs avaient été des hussards de la République ! On en est loin…

Mon idée était assez différente : je n’avais pas envie de raconter simplement ma scolarité. D’abord parce que je trouve qu’il y a plus intéressant en soi  ! – j’écris sur d’autres sujets depuis longtemps, je ne me cherchais pas « un sujet » d’écriture, ce n’était donc pas un exercice de style sur les coulisses de la scolarité que je raconte assez peu. Ce n’était pas la petite histoire de la grande école. Autre chose que je ne voulais pas faire, la chose n'étant ni de mon ressort, ni de ma compétence : une enquête sociologique.

Je voulais plutôt une sorte de bilan en forme d’essai politique. Je suis partie d’une intuition qui me faisait pressentir un lien profond entre la situation politique d’aujourd’hui, ses blocages et le désarroi de la population d’un côté, et le contenu même de la scolarité à l’ENA. Que n’apprenait-on pas dans cette école, qui pouvait expliquer ce que l’on ne savait pas être ou faire, à la sortie ? C’est donc parti d’une interrogation sur la réforme impossible de cette école dont tout le monde perçoit pourtant qu’elle a trahi sa vocation initiale. Il y a une évidence  qui ne donne pas lieu à action ou réaction. Pourquoi ? L’ENA est à l’évidence mal perçue, en général, mais aussi du point de vue des élèves eux-mêmes à la sortie. N’importe quel élève interrogé l’avouerait  : tous, en petit comité, nous avouons qu'à part les stages, l'ENA n'est pas le lieu pour apprendre quelque chose sur la vie, ni d’un point de vue culturel ou politique, ni en termes de leviers de l’action publique. L’ironie et le recul ne manquent pas : nous le savons. Et pourtant, il ne se passe rien !

Donc, le déclic a été de me demander si ces manquements, dont tout le monde est conscient, y compris dans la classe politique où l’on entend très peu de voix pour défendre l’ENA, peuvent être cause d’un certain nombre de blocages de la société française : tout ce qui tient à une forme de peur panique de mal agir et débouche sur l’inaction. Il y a un aveuglement terrible consistant à reproduire des pratiques et des idées qui se veulent du « juste milieu », dans un consensus mou sur lequel le centre-gauche et le centre-droit peuvent s’entendre aussi bien, avec une idée sous-jacente assez classique à Sciences po selon laquelle au fond, la droite et la gauche, c’est un clivage assez dépassé. Il y a des choses qui marchent et des choses qui ne marchent pas, c’est tout, les idéologies sont mortes. Une tendance qu’on adopte pour le concours d’entrée et qui ensuite peut devenir un principe d’action intériorisé sous l’angle : « on va faire quelque chose d’équilibré ». Le but n’est pas de développer une expertise mais de s’assurer, que l’on va être capable de « tenir dix minutes » sur à près tous les sujets, sur le mode du concours d’entrée. Mais ce qui est un jeu au départ peut devenir dangereux si on l’applique dans le monde réel.

La première partie se concentre donc sur la mécanique même de l’école, sur ce qu’on n’y apprend pas. La seconde partie vise davantage des pistes des réformes possibles. Je ne crois pas aux grands discours sur le mode « il faut supprimer l’ENA ». D’abord, pour la remplacer par quoi ? Et puis ensuite, les autres fonctions publiques marchent-elles mieux que la nôtre ? Pas forcément. Donc, ne peut-on pas essayer d’en faire quelque chose d’utile plutôt que quelque chose d’inutile ?

Avant d’en venir à ce qu'elle ne fait pas, quels sont, selon vous, les aspects positifs de l’ENA ?

Elle assure malgré tout une certaine forme de méritocratie. Bien qu’elle soit comme le dit un sociologue « le dernier maillon dans la chaîne de l’inégalité des chances » et qu’elle ne puisse pas rattraper un certain nombre d’inégalités (qui se matérialisent dès l’école, le lycée, l’entrée à Sciences Po, etc.), elle reste une école dans laquelle on peut entrer sans être issu d’un moule absolument unique. Il vaut passer par Sciences Po, mais malgré tout, la plupart ont fait autre chose en plus, la moitié ont passé le concours interne, et au final on peut trouver à l’ENA des gens qui n’ont jamais eu de haut-fonctionnaires dans leur famille, comme c’était mon cas. Je crois donc que ça garantit une certaine forme de méritocratie et que de ce côté-là par rapport à l’objectif initial de Debré, ce n’est pas totalement raté.

La deuxième chose qu’elle réussit c’est sans doute à donner une forme de culture commune de l’administration, c’est-à-dire une assez bonne connaissance des rouages du système administratif. On sait comment l’État marche, comment une politique est mise en oeuvre, quel est le rôle des acteurs dans ce système.

Il y a une troisième chose qu’elle fait bien, peut-être un peu trop bien, c’est de donner une certaine maîtrise de la communication politique. C’est-à-dire qu’elle nous permet de converser avec des « éléments de langage » sur la plupart des sujets sans en avoir une connaissance de fond – et c’est normal, car elle forme des généralistes qui au moment de leur prise de fonction et à plusieurs étapes de leur carrière, du passage d’un ministère à l’autre doivent s’adapter extrêmement vite. Alors certes, nous sommes adaptables  : le problème c’est que cela peut aussi servir à cacher des incohérences de fond. Le bon énarque se tirera toujours d’un débat complexe par une pirouette, parce qu’il reformulera les choses, sans nécessairement pouvoir apporter de vraies réponses…

Au fond, la fonction essentielle de l’ENA dans le système français est d'assurer une administration qui n’est pas sous l’emprise du politique, qui a la capacité de s'auto-(re)produire, et par là même d'être suffisamment fort pour ne pas être captée par des jeux partisans. Le fonctionnaire jouit d'un statut et d'une indépendance du fait, en partie, du système de classement. La haute administration française assure ainsi une permanence de l’État.

Je suis assez d’accord avec l’idée de permanence, de continuité, qui est liée effectivement à cette culture commune et à cette volonté de garder une école méritocratique. Par exemple, je ne suis pas défavorable par principe au classement, parce que je considère qu’il assure une garantie contre le népotisme ou l’affectation au choix. J’ai conscience qu’il y a d’autres moyens d’affecter les gens mais enfin celui-là n’est pas forcément le pire et existe dans la plupart des concours de la fonction publique. Mon sujet n’est pas là mais sur le contenu même de la scolarité. Voilà l’angle même du livre : j’y parle peu du concours d’entrée, des conditions d’affectation à la sortie, mais me concentre sur le contenu de la scolarité, qui est le grand impensé de cette école.

Oui aux affectations non partisanes et politiques, mais il y a un revers de la médaille à tant vanter la « neutralité idéologique ». Je crois qu’une confusion s’est formée entre l’idée juste de neutralité vis-à-vis des politiques (consistant à dire qu’un haut fonctionnaire peut servir un gouvernement pour lequel il n’a pas forcément voté, de droite et de gauche), et l’idée fausse selon laquelle un haut-fonctionnaire doit être dans le « juste milieu » perpétuel et ne prendre que des décisions consensuelles. Je pense qu’on devrait être capable de proposer des options quand un problème est sur la table, en disant vous avez cette solution A, puis cette solution B. Leurs conséquences sont radicalement différentes. Elles vont coûter tant à telle partie de la société. Le choix politique ne nous appartient pas : au politique de trancher, de privilégier l’entreprise pour des raisons de compétitivité, les ménages pour des raisons de redistribution, etc. Le choix ne nous appartient pas, mais les options devraient être complètement expertisées, avec des conséquences assez nettes qu’il faudra assumer.

Le problème, c’est que la formation telle qu’elle est conçue aujourd’hui ne donne pas les outils de l’expertise, ni même l’audace de l’avouer et de se retourner vers les vrais experts afin de proposer un arbitrage. Le résultat, c’est que l’école tend à reproduire un corps de fonctionnaire qui va se dire « indépendant du politique » parce qu’il dit à l’un comme à l’autre, voilà votre seule option, avec elle vous ne léserez ni les uns ni les autres : mais l’on aboutit à quelque chose qui n’est plus si neutre que ça, puisque ça consiste à dire, finalement, « je ne vois pas comment faire autrement » et donc « vous n’avez plus le choix, continuons comme toujours ».

C’est au politique de dire « vous allez travailler sur cela ou sur ceci ». Ce qui semble poser problème, c’est que les énarques captent de plus en plus le pouvoir politique.

Ça a toujours été le cas. Il y a toujours eu une classe politique entourée de hauts fonctionnaires, ce qu’on appelle les cabinets.

Le problème n'est pas que la classe politique est entourée d'énarques, c'est qu'elle semble dominée en son sein par les énarques.

Oui, enfin, ce sont des chiffres sur lesquels insistent beaucoup l’ENA et elle n’a pas tort là-dessus, le nombre d’énarques directement entrés en politique ne représente pas plus de 5%, si on prend en compte toutes les fonctions électives…

La question est de savoir quel est le pourcentage d’énarques aux postes clefs du champ politique.

Je n’ai pas les chiffres exacts en tête parce que heureusement je ne regarde pas le monde à travers le prisme de « qui est énarque ou pas », certes on a plusieurs énarques au gouvernement, à commencer par le président, le ministre de l’économie, la ministre de la culture… C’est évident, mais les énarques sont au total tout à fait minoritaires en nombre. Pour moi, le sujet n’est pas là mais dans l’entourage des politiques, y compris quand ils ne sont pas énarques eux-mêmes. Mon angle d’attaque porte moins sur les élus (qui posent bien d’autres problèmes, à commencer par le cumul des mandats dans le temps), que sur ceux qui entourent les élus : on a toujours au moins 50% des cabinets composés d’énarques. Et je ne parle même pas des directeurs d’administration centrale. Mais c’est une main-mise invisible, qui constitue une couche intermédiaire entre l’administration classique et la classe politique : ils contribuent à construire, à proposer les éléments d’une décision politique, parce qu’ils sont présents – et pas forcément parce qu’ils sont compétents, voilà mon sujet ! L’ENA a toujours cherché à former des fonctionnaires qui feraient du « conseil politique » dans le sens où ils produisent de la note aboutissant à une décision.

Ce qui est atterrant, c’est que la formation ne permet pas de s’assurer que cette couche intermédiaire (qui existera toujours, je ne vois pas comment un ministre peut avoir une connaissance parfaite de tous les sujets) a la formation adéquate pour donner les clefs au politique. Nous apprenons essentiellement la prudence, ce qui peut conduire à des formes de lâcheté ou de dénuement intellectuel. La scolarité telle qu’elle est conçue vise toujours le plus petit dénominateur commun. À partir de là, on peut œuvrer dans un cabinet de gauche ou de droite, on sera toujours à peu près à même de produire une note qui ne choquera pas – mais ne servira à rien. La meilleure preuve, c’est le nombre d’appels que j’ai reçus (et bien de mes camarades, qui y ont répondu), émanant de cabinet…de droite comme de gauche, me sollicitant pour y travailler, simplement parce que j’étais sortie dans un « grand corps » et donc présumée « faite pour ça ». Mais personne, jamais, ne m’a demandé : quelles sont tes convictions ? quel serait ton programme ? Il est là, le drame. Et j’ai dit non parce que faire de la politique ainsi ne m’intéresse pas. Mais la plupart des énarques sont préparés à dire oui, parce qu’ils sont préparés à désirer le pouvoir qu’ils côtoient, et une fois qu’ils sont embrigadés, ils doivent avoir l’air compétents, et ils cachent leurs doutes sous un vernis de communication politique… Il faut bien réaliser que les seuls cours ayant un vrai contenu intellectuel et technique, c’est à Sciences po ou en dehors de l’école qu’on les reçoit. L’ENA ne veut pas en entendre parler…

Pour être un peu dans la provocation, on peut faire le constat que l’élite française est sous-éduquée, au regard des autres pays. Elle est issue d'un système de classes préparatoires : on apprend beaucoup de savoirs bruts en un temps condensé, deux ou trois ans, on se constitue une culture généraliste solide et supérieure pour un étudiant de 20 ans. Mais après, plus rien quasiment. On s’appuie sur ses acquis de prépa et le système vous dit, une fois l'école intégrée, « vous êtes les meilleurs et les plus intelligents ». Ce verdict est définitif. Vous aurez d'ailleurs les meilleurs postes de la République. Mais alors notre élite française n'a aucune formation de recherche, aucun savoir-faire pour l'analyse approfondie, la construction de questionnements, tout ce qu'apporte le doctorat qui est de rigueur chez les élites des autres pays.

Je pense en effet qu’en France grâce au système des prépas, on sait garantir un excellent vernis. Sous ce vernis, on mettra un niveau différent selon les passions des uns et des autres et la suite des parcours individuels. Mais ce qui est scandaleux, c’est qu’à  un moment donné, parce qu’on a reçu un ticket d’entrée dans une grande école, la légitimité soit garantie à vie de ce simple fait. Là, ça  devient dangereux, quand on te serine que tu es légitime «  par définition  » et sur l’ensemble du terrain de l’action publique, indépendamment de compétences « dures ». Tu sais que tu peux te retrouver très jeune directeur de cabinet d’un ministre, que tu seras pleinement légitime pour prendre la parole sur tel ou tel sujet, que tu pourras occuper n’importe quel postes de responsabilité, parce que ta légitimité, c’est ton masque d’énarque. Tu deviens un merveilleux comédien, et peu importe ton « expertise » sur tel ou tel sujet.

Mais cela vient en grande partie du fait que l’ENA ne se considère pas comme une école d’enseignement supérieur, en réalité. C’est-à-dire qu’elle est totalement coupée de l’université, qu’elle n’enseigne rien au sens où une grande école pourrait l’enseigner, avec des parcours pédagogiques structurés. C’est pour cette raison que j’insiste sur l’idée qu’il devrait y avoir des filières : on ne peut pas apprendre tout sur tout. On ne peut pas être un formidable juriste en même temps qu’un économiste redoutable et un sociologue de génie, tout en ayant les mains dans le cambouis, une intuition politique juste, une plume de communicant et le goût des négociations secrètes. Pour ne prendre que l’exemple de l’économie : qui peut croire un instant que la politique économique française et européenne est faite par des gens ayant des notions sérieuses de macroéconomie ? Il suffit de voir où cela nous a mené…

Je considère donc non seulement qu’il faudrait des filières dans la scolarité, mais aussi qu’il faudrait au moins des passerelles avec les universités, voire détacher complètement l’ENA de la tutelle du ministère de la fonction publique pour en faire un véritable établissement d’enseignement supérieur et de recherche, rattaché au dit ministère, doté d’un corps enseignant et de pratiques de bon sens : une vision pédagogique, une évaluation du contenu des enseignement etc. Aujourd’hui, rien de tout ça. Pas un universitaire, sauf exception (on viendra toujours opposer l’exception qui confirme la règle, du professeur qui sera allé faire une conférence facultative dans un amphi à moitié vide. Mais en réalité, hormis pour les langues (un vrai point fort de l’école, étonnamment, mais d’ailleurs ce n’est pas étonnant : on a recruté quelqu’un de compétent et on lui a donné carte blanche pour monter un programme, les résultats sont là), mais au-delà des langues, les seuls « intervenants » (on ne dit pas « profs ») sont des hauts-fonctionnaires qui font une apparition ponctuelle sous la forme d’un « retour d’expérience ». Au mieux, ils nous racontent leur vie, leurs œuvres et leur carrière. Au pire, ils résument les fiches que leur ont préparé des stagiaires Sciences po…Pendant ce temps, pas un expert, pas un intellectuel, pas un chercheur qui vienne donner du contenu, construire un édifice intellectuel, s’intéresser au fond. Il me semble que Sciences Po le fait bien mieux, sait même faire venir des gens, y compris de l’étranger avec ce regard comparatif indispensable dont on ne se cesse de nous rebattre les oreilles à l’école (ça s’appelle le « parangonnage » pour faire chic et francophone, mais c’est du benchmark en pratique), sans jamais nous donner les moyens de le faire  : inviter des enseignants étrangers, construire des modules critiques d’analyse de cas de politiques publiques ciblées. or, une fois à l’ENA, il apparaît incongru de demander cela : de la philosophie politique et du recul d’ordre critique, allié à de vrais modules technocratiques par lesquels on apprendrait quelque chose plutôt que rien !

C’est l’idée qu'on n'est que dans l’application...

Oui, par définition, on est censés être les meilleurs élèves d’un système d’excellence, donc tout ce qui est philo politique aura été vu avant. Les humanités en général deviennent des joujoux facultatifs. L’épreuve de culture générale à l’entrée est beaucoup critiquée alors qu’elle me semble fondamentale, et j’ai découvert qu’on avait modifié en catimini son contenu, puisque l’on ne demande plus aux élèves de maitriser « l’évolution générale, politique, économique et sociale du monde depuis le milieu du XVIIIe siècle », mais de répondre à une « question contemporaine d’ordre général portant sur le rôle des pouvoirs publics et leurs rapports à la société ». Quelle est l’idéologie sous-jacente ? Que ce serait trop dangereux, d’exiger une connaissance fine de l’histoire des idées. De même, le « grand oral » se transforme en épreuve de « ressources humaines ». Une fois à l’intérieur, jamais un  cours de philo politique, ni même une discipline très précise, qui existe à la Sorbonne et partout ailleurs dans le monde : « l’éthique économique et sociale », qui devrait pour moi constituer l’un des piliers de la scolarité. Il s’agit de s’emparer d’un thème d’actualité et de société, de le confronter aux  théories philosophiques, de valider des hypothèses par des éléments quantitatifs, de provoquer la rencontre entre le réel et la théorie, puis d’innover dans les solutions, d’imaginer le futur. Cela se pratique en atelier, force à élaborer une connaissance fine des sujets, à prendre position, à considérer celles des autres, à proposer du neuf : mais ça n’arrive jamais. Utopie, en l’état.

Dès lors, exit le bloc critique, exit le bloc des compétences dures. Qu’est-ce qui reste ? Les fameux savoir-faire : la conduite de projets, la conduite de réunion, la conduite du changement… Mais ça ne prend forme que dans les stages et les stages sont aléatoires. Si on tombe bien, avec un maître de stage impliqué, qui a envie d’accompagner son stagiaire, ça peut être très intéressant. J’ai eu beaucoup de chance de ce point de vue. A contrario, l’élève mal tombé peut se retrouver en position d’esclave consentant d’un haut- fonctionnaire qui lui fera payer de mauvais souvenirs. Pour essayer de mettre un peu de liant dans tout cela, l’école ajoute des modules dits de management. L’idée, c’est de rapprocher l’ENA des « business schools », mais comme on est politiquement corrects, on dit que l’on veut faire de l’ENA une «  école supérieur du management public ».

Une fois qu’on a dit ça, on déploie une liste de mots-clefs, on invite des coaches issus du privé qui vont venir donner des cours : comment gérer son temps, son stress, son patron, son portefeuille, son image… Ajoutons à ça les moyens numériques, parce que l’Ecole veut faire moderne. Il s’agit des « MOOC », sortes de cours facultatif sur le droit de la fonction publique par exemple. Très bien, mais ce n’est pas inscrit dans un cursus pédagogique. C’est un pur alibi pour se dire « attentif aux évolutions de l’administration digitale ». On veut aussi faire du « design des politiques publiques ». Plein de choses qui sonnent modernes. On pourrait pourtant commencer par des choses plus simples. La comptabilité en partie double pour les futurs gestionnaires. La macroéconomie et la fiscalité pour les futurs « experts » de la Direction du budget. Le droit des étrangers pour les futurs juristes. Le droit syndical pour les futurs managers. Les pouvoirs de la police pour les futurs préfets. Les enjeux du droit de l’environnement ou du protectionnisme pour les futurs diplomates. Des choses simples. Mais fondamentales. Deux années, ce n’est pas si long mais, intelligemment construit, ce n’est pas si court : on pourrait faire des choses, mais on ne les fait pas parce qu’on préfère remplir par des séries de noms, de grands mots, de bonnes intentions d’affichages.

Et quelles sont les pistes de réflexion que vous proposez ?

C’est assez simple. Il faut faire à peu près l’inverse de tout ce que je viens d’essayer de dénoncer. Je crois qu’il faut considérer que ce n’est pas parce qu’on est passé par Sciences po ou une grande école qu’on a fini de réfléchir aux enjeux de l’action publique. Il faut au contraire considérer que l’on commence à peine et que la condition du courage est la vraie connaissance des sujets qui permet de se forger des convictions, puis de tester leur validité, puis de proposer des lignes de conduite qui visent l’action sur le réel et non la préservation derrière un écran de fumée.

Il faut d’abord, dès la première année, un parcours pédagogique avec des intellectuels de haut niveau qui soit chargés d’assurer des modules de philosophie politique appliquée aux questions de l’action publique. Intégrer le fait qu’il y a des options possibles, qu’elles ont des conséquences de fond, en terme éthiques et politiques, sur le devenir d’une société et que ce n’est pas interdit d’y réfléchir quand on est un énarque !

Il faut ensuite absolument considérer que l’on doit acquérir des compétences et non un vernis permettant de pouvoir parler de tout sans être capable en réalité de citer le meilleur expert de la discipline en question pour lui demander un avis  ! Donc, il faut, au bout d’un an maximum, après ce module de philo et un premier stage généraliste, affecter les gens à une filière et consacrer la deuxième année à des enseignements d’approfondissement en matière économique, sociale ou juridique…

Il faut troisièmement faire en sorte que les stages ne soient pas des stages de prestige, d’acclimatation aux moeurs de l’administration qui viendraient compenser le niveau de ressources sociales, pour apprendre des « manières d’être ». Il faut une approche par le terrain, à l’instar de ce qui est fait dans les écoles de directeur d’hôpitaux : eux vont passer plusieurs semaines avec des agents de base. Ce sont des stages ouvriers du service public qu’il faut viser, au plus proche du quotidien, et pas seulement dans les cabinets qui gèrent les urgences et visites politiques.

Deux ans d'école, n'est-ce pas trop court ?

Deux ans, c’est court. Mais je ne suis pas sûre que ce soit trop court. En deux ans, on peut très bien placer six mois de cours sur des questions éthiques et culturelles et un stage généraliste ; puis une deuxième année avec six mois de technique et un deuxième stage spécifique, par exemple. Et c’est faisable à budget constant : aujourd’hui,  un élève de l’ENA coûte au moins 10 à 15 fois plus qu’un élève à l’université. Ces années-là pourraient être mieux investies !

Ne faudrait-il pas pas un nombre plus élevés d’élèves à l’ENA ? 300 ou 400 ?

C’est compliqué, parce que ça dépend ce qu’on veut en faire. Dans l’optique que l’on a aujourd’hui, on est plutôt sur l’idée d’une réduction constante depuis trente ans avec l’idée que justement ces élèves sont faits pour exercer des postes d’hyper-responsabilités, qu’on va vers un goulot d’étranglement, et qu’il ne faut pas former plus de futurs ambassadeurs que l’on aura de postes à leur offrir ! Maintenant, si on considère un jour sérieusement que la fonction de l’ENA n’est justement pas d’être un accélérateur de carrière, mais un incubateur de serviteurs de l’État, on pourra se poser la question d’un recrutement plus important.