Cet ouvrage étudie les liens entre l’orientalisme et la création poétique au XIXe siècle.

Les contributions rassemblées dans cet ouvrage étudient les liens qui se tissent, au XIXe siècle, entre écriture poétique et orientalisme. Le romantisme naissant voit en effet s’épanouir, en Europe, un goût nouveau pour la « matière d’Orient »   , tout à la fois objet de fascination, d’inquiétude et de réflexions esthétiques pour une génération de poètes en quête de renouveau. Aux yeux de ces auteurs déçus par la Révolution, et qui partagent le sentiment d’habiter un monde « dépoétisé », l’Orient apparaît au fond comme un territoire neuf, « ressource poétique » et « lieu originaire où peuvent se déployer toutes les valeurs opposables au culte du progrès et du matérialisme bourgeois »   . L’exploration réelle ou imaginaire de ce nouveau monde, dont les auteurs n’ont souvent qu’une connaissance imprécise et dont les contours excèdent assez largement ceux que nous lui connaissons aujourd’hui, peut alors se comprendre comme la recherche d’une vérité nouvelle, originairement ancrée dans un ailleurs, et débarrassée de ses vieilles conventions lyriques.

Or, un tel renouveau est favorisé par l’émergence, à la même époque, des études orientalistes. Un important travail de traduction et de réflexions sur la poésie de langue arabe est alors mené par des érudits comme Herder (en Allemagne), Silvestre de Sacy ou encore Ernest Fouinet (en France), dont certains furent également poètes. Leurs publications contribuent à faire connaître en Europe quelques grands noms de la poésie orientale et engagent, à travers leurs préfaces et leurs notes, toute une réflexion sur la valeur du langage poétique. Herder et Fouinet ont ainsi joué un rôle important dans la composition, respectivement, du Divan de Goethe   et des Orientales   de Victor Hugo. Les orientalistes favorisent en somme la (re)découverte, chez les écrivains romantiques, d’un Orient qui non seulement séduit ou inquiète par son exotisme mais encore, invite à l’exploration d’un autre rapport au langage. Comme l’écrivent les auteurs de l’introduction : « Les Orients imaginaires [...], presque toujours nourris de sources livresques littéraires, fruit d’une érudition parfois dépassée, n’ont cessé […] de stimuler la création des poètes des générations romantiques et postromantiques »   .

Mais encore faut-il définir ce que l’on entend, au tournant du siècle, par « Orient ». Pour la plupart des écrivains, ce dernier demeure en effet un continent imaginaire et « purement rêvé ». Hugo et Goethe, par exemple, n’ont jamais traversé la Méditerranée   , et même « les grands traducteurs n’ont en général pas voyagé »   . Par ailleurs, les frontières assignées au nom d’« Orient » sont variables d’un auteur à l’autre, si bien que ce terme peut recouvrir des entités politiques aussi différentes que l’Afrique subsaharienne, le Moyen-Orient, l’Inde et même la Chine   . L’« Orient » demeure donc, tout au long du siècle, un espace qu’il est malaisé de définir – point d’ancrage d’un imaginaire plutôt qu’une aire géographique à proprement parler. « Comme les récits de voyage, et comme d’autres œuvres de fiction, la poésie orientaliste en dit souvent plus sur les enjeux esthétiques et idéologiques à l’œuvre dans les littératures européennes du XIXe siècle que sur l’Orient (littéraire) proprement dit »   . En Orient, c’est au fond l’Occident qui s’interroge, et les contributions rassemblées dans cet ouvrage sont, de ce point de vue, redevables à la célèbre thèse d’Edward Said, d’ailleurs citée – et nuancée – à plusieurs endroits. Il reste qu’« incontestablement, les travaux orientalistes stimulent les poètes, leur procurent des thématiques nouvelles, des univers d’expérimentation, voire de liberté »   .

Si l’ouvrage suit de près l’histoire de cette relation complexe entre orientalisme et création littéraire, au moyen d’une progression chronologique et thématique à la fois – de « Naissance de la poésie orientalisante » à « Poétique et idéologie », qui comprend des articles sur des auteurs du XXe siècle – il nous apparaît plus commode d’envisager ici trois aspects majeurs de la réflexion engagée au fil des contributions.

L’Orient, entre érudition et littérature
L’une des principales questions posées par l’ouvrage est de savoir « à qui » appartient la matière orientale. Aux poètes ou aux érudits ? La réponse varie selon les lieux envisagés. Chez les poètes anglais, par exemple, il est difficile d’établir une ligne de partage bien nette entre invention poétique et érudition. C’est ce que montre l’article de Jean-Marie Fournier consacré aux itinéraires de William Jones, Robert Southey et Percy Shelley, tous trois fascinés par l’Inde et – au moins pour les deux premiers – érudits avérés (Jones fut par exemple le fondateur de la Société asiatique   ). En France, au contraire, il semble que l’érudition et l’écriture poétique soient plus dissociables. L’introduction de l’ouvrage souligne en effet la relative rareté des recueils orientalistes de premier plan – Victor Hugo ayant en quelque sorte « confisqué » la matière en publiant ses Orientales au début de son impressionnante carrière   . Or, paradoxalement, bien des contributions rappellent l’importance, à la même époque, des travaux d’orientalistes éminents tels que Silvestre de Sacy   . « Dans la littérature française, les rapports entre orientalisme et poésie sont [ainsi] marqués par une dissociation entre savoir et invention »   , ce qui n’empêche pas certains savants – eux-mêmes poètes – d’avoir pu influencer des écrivains de premier plan   . Plus généralement, l’ouvrage rappelle à notre mémoire tout un pan du monde intellectuel européen du XIXe siècle, en faisant apparaître les liens féconds qui ont pu unir écrivains et orientalistes autour de la découverte d’un « ailleurs ». D’où il ressort que l’Orient est, au XIXe siècle, une matière éminemment riche, quoique mouvante, qui circule entre les arts et les savoirs aussi bien qu’entre les différents pays d’Europe.

Politique(s) de l’Orient
Si les auteurs d’une poésie « coloniale » sont volontairement écartés dans l’établissement du corpus d’ensemble   , il n’en reste pas moins que les enjeux politiques inhérents à la représentation de l’Orient sont abordés par plusieurs articles. Dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Poétique et idéologie », les auteurs s’attachent à « décoder » les discours sur l’Orient pour en faire apparaître l’ambiguïté et/ou le caractère novateur – les deux allant parfois de pair. La traduction par J.-C. Mardrus des Mille et une nuits, qu’envisage Anne Duprat, est à cet égard éloquente. Mardrus en effet prône l’effacement du traducteur derrière le « génie arabe » et livre de ce fait un texte opaque, plein d’étrangeté, qui se veut fidèle à l’exotisme de l’original. Or, cette démarche, qui s’oppose à la « transparence » voulue par Antoine Galland, a souvent été critiquée pour ce qu’elle opacifie le texte original au point de le rendre méconnaissable. Anne Duprat au contraire propose d’y voir un « modèle d’écriture moderne »   où s’expérimente une prose poétique originale. Dominique Combe étudie quant à lui le parcours de Chekri Ganem, poète libanais exilé à Paris pendant la domination ottomane sur la Syrie et le Liban. Ses recueils poétiques se veulent à la fois « arabes » par leur inspiration et « français » par la langue qu’ils utilisent. Ganem apparaît alors comme un « passeur » entre deux cultures, ce qui pose la question des « frontières » assignables à l’Orient poétique   .

L’Orient, nouvelle terre poétique
L’ouvrage montre enfin que la représentation de l’Orient est source d’expérimentations littéraires et d’un lien nouveau à la parole poétique. En effet, l’Orient n’est pas seulement un miroir tendu à des littérateurs eurocentrés, ni même un simple point de passage entre deux cultures ; il est aussi, pour le poète, le lieu d’une redécouverte authentique de son langage. C’est ce que mettent en lumière les passionnantes contributions de Marc Porée et d’Aurélie Foglia-Loiseleur, respectivement consacrées au Don Juan de Byron et au Voyage en Orient de Lamartine. Don Juan, suggère M. Porée, brasse un certain nombre de clichés qui sont autant d’adieux à un orientalisme jugé obsolète par son auteur. À un orientalisme « première manière », « teinté de noirceur et de drame »   Byron entendrait substituer un « orientalisme distancié […], favorisant le deuxième degré et l’ironie romantique »   . Se noue ainsi, dans cette « sorte d’épopée bouffe » qu’est Don Juan   une relation énigmatique entre Orient et Occident, dont la figure de Leila – la jeune Turque sauvée par Juan – serait le symbole. Chez Lamartine, l’Orient apparaît aussi comme une nouvelle terre où la poésie se redéploie. « Le Voyage en Orient de Lamartine s’aventure vers des domaines exopoétiques, et ce faisant dépayse et altère en profondeur la poésie occidentale traditionnelle »   . Cette œuvre ambitieuse et touffue, reçue du vivant de Lamartine comme un « étrange monstre »   permet en effet à son auteur d’expérimenter de nouvelles formes d’écriture (alternance de la prose et du vers, insertion de passages traduits, réflexions sur sa vocation poétique, etc.). Or, à travers elles, c’est un nouveau rapport à la parole poétique qui s’inaugure. Aurélie Foglia-Loiseleur interroge par exemple le statut des fragments d’Antar, que Lamartine fait figurer à la fin du tome II de son Voyage. Ces textes sont déroutants pour le lecteur car ils interrompent le récit du voyageur, mais ils « interviennent au moment précis où le poète brisé par la mort de sa fille observe un long silence »   . Aurélie Foglia-Loiseleur en conclut que « la voix du poète-guerrier Antar vient relayer celle du voyageur occidental que la souffrance a frappé d’aphasie »   . L’Orient lamartinien rend alors possible le surgissement d’une vérité que le lyrisme occidental n’aurait pu, ou su, exprimer. Le Voyage « aventure » en somme « la poésie hors d’elle-même »   .

On retiendra en particulier les contributions de Marc Porée, Aurélie Foglia-Loiseleur et François Géal (sur Théophile Gautier). Les autres nécessitent davantage de connaissances sur le sujet pour être appréciées à leur juste valeur. Reste que l’ensemble, assez exhaustif par ailleurs en dépit du format de l’ouvrage, esquisse une histoire intéressante de l’orientalisme et de ses implications poétiques.