Entre Londres et Bagdad, portrait d’une voyageuse de l’ère victorienne. 

Gertrude Bell (1868-1926) est une figure paradoxale, à la fois célèbre et inconnue. Célèbre, puisque cette voyageuse et archéologue fut, en son temps, si influente qu’elle fut surnommée « la reine sans couronne », jouant notamment un rôle-clé dans les négociations diplomatiques qui allaient mener, après 1918, à la création de l’Irak. Auteur de plusieurs ouvrages, et d’une abondante correspondance éditée très peu de temps après sa mort par sa famille   , Gertrude Bell a fait l’objet, tout au long du siècle, de plusieurs biographies, et même, tout récemment, du dernier film de Werner Herzog, Queen of the Desert. C’est Nicole Kidman qui prêtait alors son visage à l’exploratrice. Mais en même temps, c’est une figure fort peu connue du grand public, ce qui s’explique probablement par le fait qu’elle a été éclipsée, dès les années 1930, par T. E. Lawrence, « Lawrence d’Arabie », qui était, d’ailleurs, l’un de ses proches.

C’est sur le parcours assez extraordinaire de cette femme que revient ici Christel Mouchard. Issue d’une famille fortunée et récemment anoblie, Gertrude Bell fait ses études à Oxford, et, diplômée d’histoire, se met à voyager un peu partout, de Bucarest à Bagdad, en passant par Jérusalem, Istanbul, le désert d’Arabie, l’Inde du nord. Une vie plurielle : alpiniste de talent, qui donne son nom à un pic des Engelhörner ; archéologue amateur mais passionnée, qui découvre, en Mésopotamie, un palais abbasside inexploré, al-Ukhaidir ; infirmière dans la Croix Rouge pendant la première guerre mondiale ; diplomate officieuse dans les tractations politiques de l’après-guerre, aux côtés de Lord Balfour, Ibn Séoud, Faysal et Winston Churchill.

En s’appuyant surtout sur ses lettres, Christel Mouchard retrace la vie de Gertrude Bell, de son enfance dans la riche propriété familiale à sa mort, peut-être par suicide, à Bagdad. Très classique dans sa forme, l’ouvrage se lit bien, développant autant les aspects publics de la vie de Bell que ses aspects plus privés – deuils, chagrins d’amour, mélancolie de la vieillesse. Le style se fait parfois un brin lyrique, mais il est vrai que c’est souvent le propre de l’écriture biographique. Résistant à ce qui est, encore plus souvent, l’autre défaut des biographies, Christel Mouchard se garde d’idéaliser Bell. L’auteur sait en particulier souligner les nombreuses contradictions de cette vie. En rupture avec les codes de son époque, Gertrude Bell l’est par sa façon de monter – elle renonce vite à la monte en amazone – par son franc-parler, elle qui vit le plus souvent entourée d’hommes. On devine plus qu’on ne voit qu’elle a dû se battre contre les préjugés misogynes du siècle, y compris contre les siens, elle qui, en commençant ses études à Oxford, ne trouve pas de mots assez durs pour critiquer sa stupidité, avant de prendre peu à peu confiance en elle. Mais, pour autant, elle appartient à son temps : on la découvre, ainsi, résolument anti-féministe, opposée au droit de vote des femmes autant qu’à la vulgarité des suffragettes. Elle tombe amoureuse d’un homme marié... mais s’avère incapable de consommer leur union adultère. De son temps, aussi, dans son écriture même : comme le note finement Christel Mouchard, ses lettres obéissent à la règle d’or du récit de voyage féminin de l’époque, dire que l’on s’amuse, chanter son bonheur. Difficile, dès lors, d’atteindre vraiment l’individu, derrière les conventions du temps et les pièges de l’écriture épistolaire. Pas d’idéalisation, en tout cas, et Gertrude Bell n’est pas Sidney Fox : si elle part en effet camper dans le désert, c’est un camping qui correspond autant à son époque qu’à sa classe sociale – des amis, des serviteurs, un cuisinier choisi avec soin, des dizaines de malles, des grandes tentes, une baignoire portative, une robe de soirée dans une housse... Ni Sidney Fox, ni Lara Croft : elle prend soin d’emmener des armes avec elle, mais ne tire jamais un seul coup de fusil ; et si elle découvre bien un palais mystérieux, à demi englouti par les sables, ce n’est que pour se faire voler la primeur de la découverte par un savant français, Louis Massignon, passé par là quelques semaines avant. Reste l’ampleur de ses voyages, et l’influence politique qu’elle a acquise à la fin de sa vie, lorsqu’on dit que « rien ne peut se faire en Orient » sans l’avis de celle que les Turcs surnomment la Khatun, la noble dame.

Christel Mouchard sait aussi fort bien reconstruire le contexte de ses expéditions : Gertrude Bell voyage dans le monde entier, ou presque, mais sans jamais quitter un cercle aristocratique à laquelle elle appartient par sa fortune et son éducation, sinon par sa naissance. Dès son enfance, au gré des soirées et des vacances, elle croise Gladstone, Virginia Woolf, Bertrand Russel ; elle rencontre là un consul, ici un capitaine, qu’elle retrouvera par la suite. Pendant la première guerre mondiale, elle est recrutée, sinon comme « agent secret », une appellation quelque peu anachronique, en tout cas comme experte du Moyen-Orient : David Hogarth, le chef de l’Arab Bureau, engagé dans de complexes négociations diplomatiques avec les tribus bédouines, la famille Séoud ou le roi Faysal, a besoin d’elle, de sa connaissance du terrain, de ses contacts parmi les émirs. Or, David Hogarth est le frère de Janet Hogarth, l’une des plus vieilles amies de Bell, rencontrée pendant leurs études à Oxford. Ce qui se construit, c’est ainsi un réseau, à l’échelle de l’empire britannique, que Bell sait à la fois utiliser et entretenir – même s’il est probablement exagéré de parler de « soirée de réseautage »   , tant ces pratiques sont en fait inscrites au cœur de la sociabilité de l’élite victorienne. Les voyages de Gertrude Bell recoupent ainsi une histoire de l’empire britannique : la trame serrée des consuls, toujours prêts à aider une riche voyageuse ; la circulation rapide de l’information, du fond du désert à la une des journaux londoniens ; la précoce implication de l’Angleterre dans le Proche-Orient, moins pour le pétrole que pour sécuriser la route des Indes – Christel Mouchard n’en parle pas, mais on entend aussi, dans ce jeu diplomatique, les échos du Grand Jeu qui oppose l’Angleterre à la Russie – ; l’inébranlable confiance en soi des Anglais de cette époque, mélange d’assurance et de sentiment de supériorité. C’est toute la domination anglaise qui se laisse voir lorsque Gertrude Bell, en robe de soie et chapeau à voilette, tend à un émir bédouin, croisé au plus profond du désert, sa carte de visite imprimée sur papier glacé.

C’est peut-être cette dimension qui manque le plus à l’ouvrage, et qui empêche d’en faire, sans une vague hésitation, un véritable livre d’histoire. Si l’auteur prend soin de développer le contexte économique et intellectuel, reste que l’ouvrage reste trop focalisé sur la personne même de Gertrude Bell. Or Bell, pour exceptionnelle qu’elle soit, n’est pas une anomalie : son parcours s’inscrit dans un contexte qu’il aurait fallu analyser en profondeur. La bibliographie proposée à la fin de l’ouvrage est trop peu fournie : à côté des sources, on ne relève que quatre ouvrages proprement historiens, dont deux biographies. Certaines formules sont significatives : l’auteur parle ainsi du « globe-trottisme » et en fait « une épidémie » qui touche les femmes de l’époque victorienne   : la métaphore médicale est ici critiquable, car elle naturalise ce qui est une construction historique qu’il aurait fallu expliquer. Pourquoi des femmes riches se mettent-elles à voyager, parfois pendant plusieurs décennies ? Il y a ici toute une mode, au point que l’on imprime des « conseils de voyage pour les femmes voyageuses »   ). Cette mode, loin d’être une maladie, participe à la fois de l’invention du tourisme, de l’émancipation de la femme et de la construction de l’empire britannique. Plutôt que d’étiqueter Gertrude Bell comme une « aventurière », un terme probablement très vendeur   mais également très flou, on aurait souhaité lire plus de comparaisons entre Bell et d’autres grandes voyageuses de l’époque – Mary Kingsley, par exemple. Le voyage a une histoire – tout comme l’archéologie, qui, précisément, est en train de se construire à l’époque, au fil des découvertes et des nouvelles méthodes   . On pourrait faire la même remarque pour le choix de la destination : Christel Mouchard parle, avec une jolie plume, de l’appel du désert, de rêve, de la beauté des paysages, autant d’éléments à prendre en compte, mais qui ne remplacent pas une explication historique. Qu’est-ce qui attire les Britanniques en Orient ? Ici aussi, des comparaisons approfondies auraient été utiles, non seulement avec T. E. Lawrence, qu’on croise plusieurs fois dans l’ouvrage, mais aussi, par exemple, avec Richard Burton ou Pierre Loti. Même si le modèle d’Edward Saïd a été critiqué et amendé, reste qu’on est bien, avec ces voyages, au cœur d’un « orientalisme » intellectuellement construit par l’Occident, qui a ensuite de profonds impacts sur le jeu diplomatique et politique, notamment dans l’entre-deux-guerres.

Il ne s’agit pas d’oublier la part du rêve, le poids des mythes, le souffle du désert. Alain Corbin a souligné qu’il y avait un « désir de rivage » qui naissait relativement rapidement, entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle   . Cette biographie de Gertrude Bell, solidement documentée et bien écrite, donne envie de lire un ouvrage sur la naissance du « désir de l’Orient ». À cet égard, la biographie de Gertrude Bell a l’immense mérite de nous rappeler que l’Orient, qui aujourd’hui fait peur, a jadis fait rêver