Historique d'une maison d'édition qui a accompagné le mouvement des idées au XXe siècle ainsi que l'évolution  de l'objet livre.

"Le champ littéraire est un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent (…), en même temps qu’un champ de luttes (…) qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces."   C’est guidés par cette définition que les sociologues de la littérature, à la suite de Bourdieu, ont envisagé d’étudier les agents essentiels que sont les maisons d’édition dans les phénomènes de production littéraire. Parmi eux, Hervé Serry (chargé de recherches à Paris VIII et au CNRS), conseil scientifique de l’exposition   , est sociologue, spécialiste de l’édition. Il a consacré d’importantes recherches aux éditions du Seuil et restitue ici l’histoire de cette "maison" depuis sa fondation en 1937.


Au seuil…

L’histoire du Seuil commence dans les années 1930, à un moment où les initiatives intellectuelles foisonnent pour combattre ce qu’Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit, appelle alors une "crise de civilisation". La fondation de cette nouvelle maison s’inscrit dans ce contexte, où un fort besoin de renouveau se fait sentir : autour de Jean Bardet et de Paul Flamand, une communauté d’amis, pour beaucoup recrutés dans l’élite du mouvement scout, souhaite donner au militantisme chrétien son éditeur. Le Seuil publie alors beaucoup d’ouvrages d’éducation religieuse pour les enfants. Quant au nom, il est choisi par le fondateur, l’abbé Plaquevent, pour sa forte valeur symbolique, comme on le lit sur un document tapuscrit reproduit p. 15 : "Le seuil, c’est tout l’émoi du départ et de l’arrivée. C’est aussi le Seuil tout neuf que nous refaisons à la porte de l’Église pour permettre à beaucoup d’entrer, dont le pied tâtonnait autour. Pour nous-mêmes enfin, le seuil de l’amour et de l’éternité."

Les années d’après-guerre voient l’installation du Seuil rue Jacob, signe d’une volonté de conquête du monde de l’édition parisienne, et le développement très rapide de l’entreprise. L’alliance avec la revue Esprit, autour de valeurs catholiques notamment, renforce la maison d’édition. Mais au-delà de son succès, et c’est le principal mérite de ce livre riche en illustrations que de nous le montrer, le Seuil accompagne véritablement l’entrée des Français dans un nouveau rapport à l’objet livre. Au début des années 1950, c’est le lancement par exemple de la collection "Écrivains de toujours", dont les couvertures affichent le portrait de l’écrivain auquel chaque volume est consacré. L’idée qui préside à cette collection, très moderne, est de faire connaître un écrivain au grand public. Une lettre de Jean Bardet datée de 1949   en atteste : "Il s’agit d’une vulgarisation de qualité : satisfaire ensemble une curiosité sur l’homme, le goût de la biographie et de l’anecdote, la curiosité sur l’œuvre : ceci pour le grand public populaire."

Un autre exemple de cette adéquation de l’éditeur au public de son temps est la publication en 1957 des Mythologies de Barthes, dans la collection "Pierres vives". Réédité de nombreuses fois, cet ouvrage eut plusieurs couvertures, jusqu’à celle du tirage limité de 2007, proposé à l’occasion du cinquantième anniversaire, comme si le livre lui-même aspirait à entrer dans les mythologies de la société de consommation qu’il décrit…


Une évolution en phase avec la vie intellectuelle

À partir des années 1960, le Seuil épouse plus que jamais la vie intellectuelle de son époque en occupant un rôle de premier plan dans l’avant-garde. Cette fonction nouvelle de découverte des talents de demain s’illustre dans les revues Écrire et Tel Quel, qui devient une collection en 1963. C’est dans la collection "Tel Quel" que sont publiés Derrida, Barthes, Genette, Kristeva. Si le Seuil conquiert une position dominante dans le champ intellectuel, c’est en grande partie grâce au travail de François Wahl, qui ouvre de nouvelles collections consacrées aux sciences humaines. Il crée "L’ordre philosophique" avec Paul Ricœur en 1964, et "Le champ freudien" avec Jacques Lacan la même année, et bientôt donnera sa collection à chacune des disciplines phares du structuralisme : la théorie littéraire, la linguistique, l’anthropologie.

Les formats évoluent également. En 1962, une nouvelle collection, "L’intégrale", se propose, un peu sur le même modèle que "La Pléiade" de Gallimard, mais dans un plus grand format, de regrouper les œuvres complètes d’un auteur dans un même volume. En 1970, la création d’une collection de poche, "Points", après un effort commercial conséquent, est une franche réussite. Mais pour ne pas voir que les succès, on peut aussi découvrir p. 88 un échantillon de bien d’autres collections éphémères et oubliées nées dans les années 1960-1970 puis épuisées au bout de quelques titres seulement : comme "J’écris ton nom… liberté" d’Antoine Spire, "La bibliothèque politique" ou "Intervention" de Jacques Julliard.

Leur œuvre accomplie, Jean Bardet et Paul Flamand quittent la direction de l’entreprise à la fin des années 1970. Unis par la volonté de participer à la bataille des idées de leur temps, ils ont conduit le Seuil au sommet de l’édition française. La relève est difficile à prendre : Michel Chodkiewicz s’y attèle tout d’abord. Les années 1980 sont marquées par l’élargissement du domaine "poche" aux "Points romans" et au succès du secteur littéraire de la maison, qui se traduit par les nombreux prix (notamment deux prix Goncourt successifs, avec Tahar Ben Jelloun en 1987 et Erik Orsenna en 1988).

Dès 1989 lui succède Claude Cherki. Le Seuil trouve une source considérable de renouvellement dans la création d’un département jeunesse, l’un des secteurs les plus dynamiques du moment, et qui s’autonomisera en 1992. D’autre part, la création des éditions de l’Olivier par Olivier Cohen en 1990 marque l’ouverture de la maison aux romanciers étrangers peu lus en France, russes, chinois, israéliens.


La peur d’une perte d’autonomie

Enfin, l’histoire récente du Seuil, si elle marquée par des événements éditoriaux importants, comme la publication de La Vie sexuelle de Catherine M. en 2001 (plus de 300.000 exemplaires vendus en quelques semaines), se caractérise surtout par la peur d’une perte d’autonomie de la maison, liée à la domination du marché de l’édition par les grands groupes. En effet, après le rachat par Hachette Lagardère de Vivendi Universal Publishing en 2002, Antoine Gallimard, Hervé de La Martinière et Claude Cherki, inquiets de cette situation inédite de monopole, plaident la cause des éditeurs indépendants à la Commission européenne. Ils obtiennent gain de cause : Lagardère doit céder une part conséquente de VUP au groupe financier Wendel. Mais la perspective d’un rachat, souhaitée par certains actionnaires familiaux, se fait de plus en plus précise et en 2004, c’est finalement La Martinière qui rachète la maison de la rue Jacob. En 2006, Hervé de La Martinière nomme Denis Jeambar président du Seuil.


Ce livre permet donc de saisir l’histoire d’une maison d’édition particulièrement décisive pour l’histoire intellectuelle du vingtième siècle. Mais c’est surtout un "beau livre" qui permet de découvrir un grand nombre de reproductions de couvertures qui ont marqué leur temps, et qui ravira tous ceux qui, aimant lire, ne peuvent faire abstraction de l’objet livre dans son aspect esthétique, ce que Genette a appelé le "péritexte", dans son essai intitulé Seuils, justement.