Ce que relire veut dire : l’historienne iconoclaste propose une étude alerte sur un phénomène marginal  mais constitutif de la passion littéraire.

Laure Murat est une chercheuse atypique et libre qui assume sa subjectivité dans le choix de ses objets d’étude et propose toujours des enquêtes originales et passionnantes, qui croisent les disciplines et les approches, et mêlent l’apport des archives par définition inédites et des textes publiés et bien connus. En 2001, elle a publié La Maison du docteur Blanche, s’intéressant aux méthodes et aux pratiques originales d’un aliéniste du XIXe siècle, qui soigna Nerval et Maupassant, mais aussi Gounod ou Théo Van Gogh. Dans Passage de l’Odéon (2003), elle se penche sur le couple formé par Sylvia Beach et Adrienne Monnier, au cœur de la vie littéraire parisienne de l’entre-deux-guerres. Plus récemment, elle s’est intéressée au « délire d’histoire » dans L’Homme qui se prenait pour Napoléon, publié en 2011.

Sa nouvelle enquête porte sur cette pratique étrange de la relecture et s’ancre dans deux expériences personnelles qu’elle relate dans le premier chapitre, comme si les travaux de cette historienne inclassable contenaient aussi des fragments de son autobiographie en éclats. Ayant vu, à vingt ans, en 1987, Atys de Lully, dans la version de William Christie et de Jean-Marie Villégier, à l’Opéra-Comique, elle retourne voir le spectacle à Versailles en 2011, se promettant le même émerveillement au moment où Cybèle descendra du ciel sur son char volant. Mais la scène a disparu de la seconde version, pourtant identique en tout à la première. Et pour cause ! Elle n’y figurait pas non plus ; il ne s’agissait que d’un faux souvenir, créé de toutes pièces à partir de la phrase revenant tout au long du livret de cet opéra : « Allons, allons, accourez tous, Cybèle va descendre »…

La seconde expérience est la relecture de Vies et opinions de Tristram Shandy, gentleman de Laurence Sterne, abandonné en chemin, alors qu’elle en gardait un « souvenir ébloui » ? De là cette enquête, sous forme de questionnaire envoyé à deux cents grands lecteurs (écrivains, comédiens, éditeurs, universitaire, etc.), et qui constitue un « défi » dans la mesure où « l’on instruit le procès en inutilité des humanités en général et de la lecture en particulier, mission impossible (comment tout lire ?) et parfaitement vaine (pourquoi lire ?) ». Plutôt que d’analyser la relecture comme une « manie de bègues ou de myopes », il s’agit « d’accéder au noyau dur de la passion littéraire, dont la relecture est à la fois le symbole et la métaphore ».

Ce livre se présente comme un document d’archives sur la relecture en France au début du XXIe siècle, et pourra à ce titre devenir lui-même objet d’enquêtes et de statistiques dans les siècles à venir où les historiens raconteront peut-être la mort du livre… Laure Murat a aussi mené une trentaine d’entretiens et accepté de recevoir des textes libres ou des lettres qui ne suivaient pas strictement le schéma du questionnaire. Celle de Stéphane Audeguy est passionnante, tout comme la plupart des témoignages choisis, notamment celui de Marianne Alphant qui se félicite d’avoir étudié la philosophie, et non la littérature, et entretient un rapport de grande liberté avec la relecture. Julia Deck a relu souvent Jean Echenoz, avant de se mettre à écrire, et lui-même a relu Proust (par petits morceaux de nombreuses fois) avant de le lire. Les expériences de relecture d’Annie Ernaux, Céline Minard ou Linda Lê, dont la langue maternelle n’est pas le français, sont aussi particulièrement intéressantes et instructives sur les rapports entre la lecture et l’écriture.

La lecture est-elle comme l’amour dans la définition qu’en donne Alfred Jarry dans l’incipit du Surmâle, « un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment » ? La relecture, selon Roland Barthes, « n’est plus consommation, mais jeu (ce jeu qui est le retour du différent) » : « Elle seule sauve le texte de la répétition » (sous-entendu : stérile), car « ceux qui négligent de relire s’obligent à lire partout la même histoire ». La vraie lecture est selon lui celle « qui se passionne pour ce qu’elle sait », la lecture créative et donc la relecture.

Laure Murat analyse les différents sens du préfixe « re » dans relire, avant de livrer les statistiques et le palmarès qui émergent de son enquête. Parmi les auteurs relus, 93 % sont des hommes et 7 % des femmes, et Proust et Flaubert arrivent largement en tête, à tel point qu’elle consacre tout un chapitre à « ce que Proust fait à ses relecteurs », avec pour titre ce très savoureux : « J’ai perdu Le Temps retrouvé… »

L’humour ne gâte rien dans ce bel essai, où les anecdotes sur la dimension obsessionnelle, nostalgique ou fétichistes de ces relectures surprennent à chaque instant et tendent au lecteur un miroir trouble où il peut voir son propre portrait en relecteur. Le questionnaire de Laure Murat envoyé le 11 janvier 2013 et donné en annexe deviendra-t-il aussi célèbre et aussi incitatif, que celui, aujourd’hui fameux même chez les non-lecteurs, de Proust ?