Peu de romans ont été si attendus. Peu ont créé autant de débats, en Italie, dans les dernières décennies. L’histoire, en trois temps, entre Orient et Occident, est celle d’Aza, jeune clown, enfant des égouts de Bucarest au regard très noir et au ventre marqué par les avortements et les coups de couteaux. Quand deux bénévoles professionnels, Andrea et Mauro, la trouvent et en tombent amoureux, ils lui proposent avant de partir de les rejoindre dans leur monde. Le deuxième chapitre s’ouvre donc sur l’arrivée d’Aza dans la banlieue d’une grande ville occidentale, un underworld non moins violent que son jumeau oriental : usines abandonnées et HLM en ruine dans les plis d’une ville olympique, habités par des immigrés clandestins, des malades, des criminels, des nouveaux pauvres. Sans papiers, Aza frappe à la porte d’Andrea et une nouvelle vie s’ouvre à elle : un mariage compliqué, la naissance d’une petite fille et un travail pour une organisation antimafia, la plus puissante d’Italie, gérée par des charitables professionnels qui portent le crucifix comme une arme et obéissent à un chef, Don Silvano, homme d’Église qui exerce en profane. Son organisation, « Sur la pointe des pieds », recrute Aza qui apprend vite le langage d’un royaume sans profit régit par des règles libérales et violentes (comptes en Suisse, argent qui passe les frontières dans les valises des jeunes bénévoles, bilans faussés, ouvriers sans droits et sous-payés). Dans le troisième chapitre, un ange vengeur arrive du passé, d’Orient, et porte, seul guide, sa Bible, pour imposer un final apocalyptique qu’on taira.

Sur la pointe des pieds est, avant tout, un roman philosophique – sa structure est inexorablement hégélienne et sa langue dostoïevskienne – sur le Mal. Le titre italien, Les Bons, évoque la civilisation occidentale, et le prix à payer pour un « siècle de paix ». Il s’agit, plus en détail, d’une société qui délègue le Bien aux grandes organisations régies par les principes des multinationales, alibis des totalitarismes ; il s’agit des organisations que nous payons pour qu’elles nous évitent tout contact avec les malades de sida, les pauvres, les créatures du sous-sol, les drogués, les opprimés ; un Bien promu à coups de marketing opposé au Bien réel que, en silence et aux dépens d’une profonde connaissance de nos propres contradictions, nous pourrions vivre quotidiennement. Don Silvano existe parce que nous avons besoin de faire semblant de combattre le Mal et d’aimer la lutte : « Nous sommes l’eau dans lequel la plante grandit, nous allons le défendre jusqu’à la mort, comblés de gratitude. »

C’est aussi un roman sur la beauté, vitale et généreuse comme Aza, opposée à l’héroïsme noir de Don Silvano ; la beauté des enfants des égouts et la beauté qui naît de la dédicace que l’auteur, mort de cancer il y a quelques semaines après un long combat, fait à ses filles : « Afin qu’elles s’échappent ». Dans le roman, la beauté est incarnée par des créatures métamorphiques et gourmandes du monde, comme les enfants clowns ou la charmante Délia, douce transsexuelle à la maison ouverte à tous et à l’intelligence aiguë et attentive.

Avant sa mort, Luca Rastello répondit à ceux qui voulaient lire dans le roman une accusation envers le bénévolat et à ceux qui le voyait comme une attaque à Don Ciotti et à son organisation. Ce qui est vrai, c’est que l’auteur a été l’un des fondateurs de ce groupe et s’en est éloigné ; il est également vrai que, en bénévole, il voyagea en l’Europe de l’Est (pendant les guerres), dont il tira son roman La guerra in casa, peut-être son meilleur. Mais Luca Rastello a été un journaliste courageux : Je suis le marché, enquête sur le narcotrafic international, fait pâlir Gomorra ; Il pleut de la terre est un document extraordinairement clair sur le terrorisme et les années 1970 en Italie. L’auteur a été envoyé en Argentine, Somalie, dans le Caucase et les Balkans, et jamais n’a hésité à nommer le mal en mots et en chiffres. Rien n’est donc masqué dans ce livre et il faut le lire hors des polémiques, en écouter le pas obstiné, subtil, précisément orienté au cœur du système et de notre propre cœur. Nous espérons vivement d’autres traductions d’un des grands auteurs européens de notre époque.

Mais que devient finalement Aza ? Une phrase, la seule incomplète, cache l’énigme que le lecteur peut décrypter. Le roman saisit le temps d’Aza entre un monde et l’autre, juste avant son départ, le pied suspendu comme Mélibé à la fin du premier chant de Virgile, un chant très cher à l’auteur. Mélibé doit partir en exil et Titire chante sa prière qui voudrait soulever l’instant du Temps, en une suspension parfaite : « Tu aurais pu t’arrêter ici à reposer avec moi, sur ce feuillage vert. Nous avons des pommes très douces, des châtaignes molles, du fromage abondant, de loin on voit les toits du village qui fument et les ombres descendant des monts les plus hauts. » Le pas suspendu de Mélibé et d’Aza est le lieu le plus précieux où l’on puisse rester, le lieu où l’on peut réfléchir et s’épanouir

Luca Rastello
Sur la pointe des pieds
Traduit de l’italien par Romane Lafore
Quai Voltaire, 2015
240 p., 21,50 euros