Une biographie de Robert Musil salvatrice par les temps qui courent.

La biographie de Frédéric Joly, Robert Musil. Tout réinventer, est un travail considérable, une présentation réfléchie, riche et passionnante de la vie d’un écrivain qui vécut en toute indépendance de sa plume. Ce dernier, un homme soucieux de produire une œuvre digne de ce nom, défendant une culture libre de toute emprise étatique (une culture devant être selon lui « supranationale ») et de tout intérêt commercial ou immédiatement économique qui nuit à tout projet de qualité, a usé sa santé physique et psychique.

Cet Autrichien épris de précision, qui refusa de poursuivre une carrière militaire, puis d’ingénieur, puis d’universitaire (il soutint une thèse de philosophie intitulée « Pour une évaluation des doctrines de Mach ») et qui préféra Berlin à Vienne mais qui dut se réfugier et s’installer à Genève, eut affaire à une triste et effroyable époque (1880-1942) dont son biographe s’empare ici ; il s’agit, écrit-il en fin d’introduction, « d’une pensée, d’un regard, d’une acuité inouïe, qui se révèlent d’un précieux secours pour tenter de penser notre temps, un temps saturé de discours économiques et identitaires férocement néfastes à toute tentative d’accomplissement, de penser ses doutes, le fragile crédit de ses institutions, et du projet européen lui-même. Parce que cet homme, sa pensée ont soulevé des questions qui ne se sont pas encore vu apporter des réponses, et suggéré des perspectives qui, plus que jamais, restent ouvertes ».

L’éditeur fait justement figurer ce programme de lecture au dos du livre. Pour le dire autrement et brièvement, on pourrait tout aussi bien citer Ludwig Wittgenstein, à la suite de Frédéric Joly qui tient la citation de M. Pollak, parce que le célèbre philosophe et logicien viennois fut « l’un des très rares » à s’être gardé du « délire identitaire » auquel Musil succomba hélas momentanément au début de 1914 en s’identifiant à la collectivité nationale (« allemande, qui plus est ») ; en octobre 1913, Wittgenstein écrivait en effet à Bertrand Russell : « L’identité est le diable en personne, et d’une incroyable importance ; bien plus importante que je ne le croyais. »

Ce livre qui suit pas à pas un écrivain hors norme, portant en lui ce chef-d’œuvre qui finira par s’appeler L’Homme sans qualités et dont il peine à rendre les tomes aux échéances imposées, nous le montre dans toute son humanité, dans ses erreurs (ses conflits induits souvent par ses angoisses avec ses éditeurs, ainsi que ses démêlés avec eux mais pas seulement) et dans sa grandeur (son discours tenu à Paris en 1935 à l’occasion du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, sur l’invitation d’André Gide, où il est notamment en porte-à-faux avec un André Malraux certes antifasciste mais pas antistalinien). Car Musil ne lâcha finalement rien, ne céda pas sur ses exigences (il a écrit entre autres un essai contre la bêtise ambiante), tout à sa tâche et s’épuisant au fil des années pour achever son grand roman. Celui qui avait connu le succès avec Les Désarrois de l’élève Törless, son premier livre, prit tout le temps qu’il lui fallut (et il lui en fallut beaucoup pour écrire, réécrire, corriger) pour mener à bien, comme il le put, son immense chantier littéraire ; nous assistons, grâce à Frédéric Joly, à sa lente élaboration (avec les personnages campés, les théories rapportées et envisagées, les milieux évoqués et approchés, etc.).

Les données biographiques sont impressionnantes, enrichies par des considérations philosophiques, etc., brassant les dits et écrits d’autres grands écrivains comme Thomas Mann qui aida Robert Musil (lequel avait au départ des préventions à son égard) ou comme le généreux Hermann Broch. Le récapitulatif fourni par la chronologie en fin de volume permet au lecteur de rassembler ses esprits après cet exposé imposant dont la motivation tient à dissiper les « malentendus manifestes entourant encore cette œuvre » pour laquelle Musil paya de sa personne (par des dépressions, etc.) ; le travail acharné, contre l’avis médical, était du reste sans cesse interrompu par le tout courant devant être expédié (des sollicitations, des demandes incessantes, des relances, des plaintes, des revendications, etc.) afin de survivre. C’est la « dimension autiste » que souligne Frédéric Joly, en même temps que « l’extrême modernité de l’œuvre (l’antidote parfait aux idéologies du déclin   , justement, aux modes, et à l’historicisation du présent qui encombrent notre époque jusqu’à l’asphyxie), son humour terrible aussi, ainsi que sa dimension utopique, proprement centrale, et d’un grand potentiel subversif ».

Sur le Tout réinventer du titre, le biographe ne s’explique pas. Il suffit en réalité de parcourir son travail pour le comprendre, comme de lire à mi-parcours : « Le territoire privilégié de l’écrivain […] est celui du possible à inventer. » Son rappel de l’utopie musilienne, au tout début, et du sens du possible chez Musil, à la fin, l’éclairent.

Avisé par ses nombreuses lectures qu’il a l’air d’avoir ruminées, Frédéric Joly sait que la notion de biographie mérite un examen dans le cas de l’écriture d’une grande œuvre dont le personnage principal, Ulrich, est appelé « homme sans qualités » par son ami Walter qui lui fait là un reproche. Il met à profit le beau travail de traduction et de réflexion de Philippe Jacottet, s’aidant aussi d’autres importantes et stimulantes lectures de spécialistes comme celles de Jacques Bouveresse.

Après avoir montré que l’œuvre musilienne motive tellement la vie de l’auteur qu’elle la mutile, l’étude de Frédéric Joly confère du sens à une vie au-delà même de son sujet (que Barthes appelait l’« isolé absolu »), celui d’un possible qui a surgi par le biais de l’imaginaire chez celui qui refusa jusqu’au bout l’autorité du fait. Sur ce sens conféré en surplomb et en fin d’ouvrage (dans une confrontation avec la lecture de Maurice Blanchot, lecture qui ponctue aussi cette réflexion), les pages 531 à 535 sont lumineuses ; il est question du quotidien, du désir, de l’intérêt (bassement matériel pour un Robert Musil assurant très difficilement la vie de sa famille, quasiment condamné à ne pas gagner d’argent), de l’art comme écart, d’une morale quand tout s’est effondré autour de soi