Une fine analyse de ce que dit le textre biblique sur l'idolâtrie, cette tendance humaine à se fabriquer de faux dieux pour se rassurer - opacifiant ainsi la révélation du Dieu biblique.

Le point de départ de cet ouvrage passionnant et clair est explicite et péremptoire : La Bible ne s’intéresse pas, en tant que tels, au diable, aux idoles ou aux démons. C’est de Dieu qu’elle veut tracer – et trace – le portrait. Voulant rendre compte de ce qu’est Dieu ou de qui est Dieu, elle montre aussi ce qu’il n’est pas, qui il n’est pas et dénonce constamment la tentation émanant de (ce) qui n’est pas Dieu de se faire passer pour Dieu. Montrant qui est Dieu, la Bible donne au lecteur le moyen de distinguer ce qui est de Dieu et ce qui n’en a que l’apparence – l’idole.

Le premier chapitre montre qu’en faisant de la toute-puissance l’attribut principal de Dieu, la tradition postérieure l’a en quelque sorte figé en une image de Dieu fort, comparable au désir humain de maîtrise complète du monde, et a passé sous silence ce qu’A. Wénin repère comme le " cœur de la puissance de Dieu : la force fragile d’une parole au creux de laquelle se cache l’intense désir de vie pour tout vivant. " (p.13) En effet, le texte biblique est traversé de références à la force de Dieu   . Ce Dieu, unique Dieu véritable dans la Bible monothéiste, à la fois justicier et vengeur, à la fois lent à la colère et terrible à l’égard de qui encourt sa colère, a plusieurs facettes, plusieurs visages – parfois presque contradictoires –, comme si étaient rassemblés en lui plusieurs dieux des civilisations polythéistes des civilisations voisines   . On peut émettre l’hypothèse que certains des multiples dieux des religions des peuples proches des hébreux n’étaient que des noms mis, pour se rassurer et trouver des rites qui conjurent leur mauvaise influence, sur des phénomènes naturels inexpliqués. A. Wénin écrit ainsi p.37 : " ces noms [les noms que les hommes donnent aux dieux dans un certain polythéisme] sont donnés à des réalités qui, d’une part, échappent aux humains au point qu’ils n’ont sur elles aucune emprise véritable, et qui, d’autre part, déterminent leur existence ou du moins l’influencent puissamment. Pour se trouver moins perdus face à de telles réalités, ces hommes ont créé mythes et légendes ; pour tenter d’apprivoiser ces forces mystérieuses ou de s’adapter à elles, ils ont déployé des rites. " Pourtant, faute de confondre le Dieu unique et ses idoles, il faut bien que le lecteur s’attache à découvrir sous quel masque se cache ce Dieu véritable. Quel est alors, ce qu’on pourrait presque appeler la " personnalité " du Dieu véritable ? A. Wénin, pour distinguer la figure de ce Dieu parmi celles qui hantent le texte biblique montre comment on peut l’identifier à partir par exemple des épisodes du buisson ardent dans lequel Dieu se révèle à Moïse   , de celui de sa majestueuse manifestation après la libération d’Egypte (Ex 19, 16-19)   ou de celui dans lequel Elie découvre que YHWH n’est ni dans le feu, ni dans le tremblement de terre, ni dans l’ouragan, mais qu’il se cache dans une " voix de fin silence " (1 R 19, 11-13). Ce Dieu est inadéquat à l’idée de dieu, d’où l’idée qu’Il est unique et qu’il ne faut pas faire d’image de lui, car ces dernières le figeraient et l’enfermeraient dans une représentation finie et inadéquate. Moïse, dans les discours qu’il prononce à la fin de sa vie insiste sur l’interdiction de représenter les idoles, parce que la vie des humains serait suspendue à leur capacité à dire non aux idoles. Les idoles sont une réalité créée qui, si on la prend pour Dieu, nie l’altérité radicale de Dieu, et, à ce titre, elle est l’expression de la peur et de l’incertitude du croyant, qui, pour se rassurer, s’invente un Dieu à même de le réconforter, puisqu’il est tout-puissant   et à portée de main. L’analyse de la geste créatrice de la Genèse, telle que l’auteur la reprend au célèbre exégète Paul Beauchamp, montre que le Dieu biblique a comme attribut la toute-puissance en un sens bien particulier : " non un pouvoir sans limite, mais une puissance qui s’exerce aussi sur elle-même pour se limiter, en se rétractant, ou mieux en se contenant, de manière à respecter l’altérité et l’autonomie du créé. " (p.48)   . Le second chapitre attire l’attention sur le fait que cette parole, parce qu’elle est fragile et subtile, est l’objet de tentative de travestissements, comme le prouvent les trois images analysées par l’auteur : celle du serpent, du veau d’or et de la prostitution. A travers ces images se dresse le portrait d’un Dieu sans manque ni incomplétude, modèle à partir duquel on justifie ses prétentions à la puissance, archétype de l’idole. L’analyse de l’épisode du fruit défendu conduit A. Wénin à étudier quelles représentations de Dieu sont présentes dans le jardin d’Eden. Le serpent s’oppose au Dieu véritable en se présentant en quelque sorte lui-même comme un dieu qui, à l’inverse du créateur/YHWH/Elohîm qu’il décrit comme un Dieu qui ne met pas de limite à son pouvoir et qui, sous des " dehors généreux, prive en réalités les humains de l’essentiel " (p.57), désire le bien des hommes et leur en montre le chemin. Autrement dit, comme l’écrit l’auteur : le serpent " me pousse ainsi non pas à vouloir être comme Dieu, mais à vouloir être comme je me l’imagine, à ressembler à l’image qu’à mon insu, je me fais de lui. " (ibid.). Par la bouche du serpent parle le désir, profondément humain, d’une totalité sans manque, qui conduit à l’idolâtrie. Cette idolâtrie provient de la convoitise humaine, qui enferme l’homme en lui-même et le rend sourd à ce qu’est ou à qui est véritablement le Dieu de la Bible. Face à Dieu, on se fait l’idée d’un dieu conforme à notre volonté de puissance.

L’étude de l’histoire dite du " veau d’or " (Ex 32) est riche d’enseignements : le peuple demande à Aaron de lui faire " des dieux ", qu’il identifie ensuite avec YHWH : comme si le peuple, perdu en l’absence de Moïse et YHWH étant à ses yeux invisible, avait le désir de se donner d’autres dieux qu’ils finissaient par confondre avec le Dieu, YHWH, qui l’a libéré d’Egypte – pour finir, Aaron identifie la statue qu’il dit représenter YHWH avec YHWH lui-même. En fait, le peuple, ne fait pas confiance à YHWH, et préfère se réfugier dans la consistance d’une statue, qui en quelque manière garantirait la présence à ses côtés d’une force surhumaine capable de le protéger. Or ce que YHWH  demande à son peuple, c’est d’avoir confiance en lui, témoignant d’une capacité de " dé-maîtrise ou de dé-saisissement " (p.66). Le côté artificiel de la statue est mis en évidence par l’insistance du récit sur la fabrication   . Ce qui n’est pas sans montrer comment les artisans s’imaginent le dieu auquel ils donnent une figure. Analysant la figure du taurillon donnée par Aaron au dieu que réclame le peuple, A. Wénin remarque qu’il évoque une image de puissance et de vie, mais qui peut être une puissance de destruction, comme l’image que peut se faire de Dieu le peuple juste libéré d’Egypte : Dieu ouvrant et refermant la mer donne vie aux uns et mort aux autres. 

L’analyse que mène ensuite A. Wénin sur la prostitution comme image de l’idolâtrie est également fort pertinente : le fait de se prosterner devant un dieu étranger, de lui faire des sacrifices est assimilé à la prostitution   . Ce thème de la prostitution a une importance fondamentale chez les prophètes, et en particulier chez Osée, Isaïe, Michée, Jérémie et Ezéchiel – mais aussi dans d’autres textes très importants   . La prostitution du peuple est mise en parallèle avec le refus de l’Alliance avec Dieu : " Ce peuple (Israël) se lèvera et se prostituera derrière les dieux de l’étranger (…), il m’abandonnera et brisera mon alliance que j’ai conclue avec lui " (Dt 31,16). En opposant amour et prostitution, la Bible oppose une relation où le partenaire est reconnu dans son altérité à une relation de soi à soi. En s’inventant un Dieu, le peuple ne fait finalement que donner figure ou corps à ce qu’il veut être, il ne sort pas de lui   . Dans l’Alliance avec Dieu, vécue comme une histoire d’amour authentique, Dieu se découvre et se cache au peuple, le fait sortir de lui-même et le prépare à accueillir l’autre, non dans ce qu’il croit et espère qu’il est, mais dans ce qu’il est véritablement, c’est-à-dire mystérieusement et d’une façon qui échappe à toute maîtrise et idolâtrie. Comme le conclut A. Wénin : " Si, dans la Bible, l’idolâtrie est souvent rapprochée de la prostitution, c’est essentiellement par contraste avec l’amour authentique qu’Israël dit pouvoir connaître dans l’alliance avec son Dieu. Ce que ce contraste dénonce dans l’idolâtrie, c’est qu’elle est un simulacre de relation avec le divin où l’homme n’a, en fait, de relation qu’avec lui-même, avec ses angoisses et ses désirs auxquels il croit pourtant se soustraire – en quoi il s’abuse lui-même. " (p.85)   .

A partir de ces analyses des figures de l’idole dans la Bible   , le troisième chapitre se livre à une étude précise des données bibliques sur les anges et les démons et complète par l’histoire l’explication de leur importance dans certaines traditions et croyances. Si l’Ancien Testament est discret sur les anges et les démons, les écrits dits " intertestamentaires " (cf. La recension du livre de Paolo Sacchi, les Apocryphes de l’Ancien Testament : une introduction, Cerf, 2014) rédigés dans les deux siècles précédant notre ère sont sur le sujet fort diserts. Dans le livre de Tobie par exemple, comme dans d’autres   , on voit se développer un certain nombre de spéculations qui laissent place à un dualisme entre anges et démons et à un affrontement entre ces deux camps. A partir de là, l’auteur suit dans certains passages de la Bible la figure du serpent, qui sert de révélateur au projet que Dieu a pour les hommes. Reprenant les analyses que mènent Paul Ricœur   , A. Wénin montre que le serpent se fait le révélateur d’une pensée qui comprend la liberté humaine comme finie et qui veut s’en affranchir, en ne voyant que dans sa limite une interdiction hostile, et en Dieu un obstacle à la réalisation d’une liberté infinie. Si le rédacteur de ce passage de la Genèse met le mal dans le serpent – et pas exclusivement dans l’homme – c’est pour une triple raison : il veut, d’une part, montrer que la tentation du mal se fait par l’intermédiaire d’une séduction extérieure à lui, il souligne, d’autre part, que le mal est toujours déjà là, avant que nous le choisissions, comme le serpent était dans le jardin, avant qu’Adam et Eve ne l’écoutent, et enfin, il invite à réfléchir à l’idée que le monde semble indifférent à notre exigence éthique : c’est à nous de faire le choix de ne pas céder au mal, le monde, lui, y étant indifférent. Ainsi, dans la Genèse, la figure du serpent pourrait nous amener à penser que " l’humain n’est pas méchant en premier. Lorsqu’il le devient, il ne fait que consentir à une animalité qui lui est intérieure, mais aussi extérieure. " (p.117). Une analyse des mots mêmes du dialogue (en particulier dans les pages 122-127), dans le texte de la Genèse, entre le serpent et la femme met en évidence que le serpent, par ses paroles, détourne et biaise le sens du don de Dieu : il insiste sur l’interdiction de Dieu de manger les fruits défendus en passant sous silence l’autorisation de manger de tous les autres. La tentation a à voir avec la façon dont l’être humain vit son désir : soit il est frustré et remarque – et ne remarque que – ce qui lui est interdit, dans la continuité du discours du serpent, soit il sait et sent la grandeur du don de Dieu et prend d’abord en considération l’énormité du don qu’Il lui a fait. La reprise du thème du serpent qu’étudie l’auteur est féconde : Joseph " serpentise " (Gn 44,5. 15) et fait placer sa coupe dans le sac de Benjamin son plus jeune frère pour pouvoir transforer le mal en bien, et réunir sa famille désunie par la convoitise. Moïse lutte également contre la convoitise de Pharaon avec un serpent repris en main (Ex 7,15-21) et permet au peuple de vivre à l’aide d’un " serpent serpentant " (Nb 21,11) malgré la morsure des serpents.

Une brève conclusion indique que la présence du Diable émerge au moment " où s’estompe peu à peu le discours sur les idoles. Il devient alors la figure de l’opposant, de l’adversaire de Dieu et de son alliance avec les humains. " (p.160). L’épisode des tentations de Jésus dans les évangiles synoptiques manifeste que le Diable veut attiser la convoitise de Jésus en lui proposant, à saturation, les biens de ce monde. Il joue un rôle analogue à celui du serpent dans la Genèse. Le trait spécifique de la figure du diable, par rapport aux autres formes que prend la tentation de l’idolâtrie, c’est sa complète extériorité et son opposition frontale à Dieu. Par là, la Bible fait droit à l’expérience du croyant qui, quand il choisit ce qui l’éloigne de Dieu et semble satisfaire sa convoitise, a le sentiment " d’être victime de forces extérieures qui l’y ont sournoisement poussé. " (ibid.). L’image du Diable ne serait ainsi que la radicalisation du sentiment d’extériorité face à ce qui nous tente, lorsqu’on choisit d’enfreindre le commandement authentiquement divin.