Le dernier livre de Martin Suter se présente comme un roman assez classique, à la frontière du thriller et du roman d’investigation. Son héros, Jonas Brand, se trouve plongé dans une obscure affaire bancaire après avoir, par hasard, découvert deux billets de banque portant le même numéro de série, ce qui est théoriquement impossible. Journaliste, Brand flaire d’abord un bon sujet, mais bien vite les mensonges s’accumulent, les portes se ferment, et lorsque les personnes impliquées dans l’affaire commencent à mourir mystérieusement, il comprend qu’il a mis la main sur quelque chose de très gros.

Le roman de Martin Suter se lit bien, l’histoire est intelligente et bien menée, même si la fin est assez décevante ; le personnage principal est sympathique, quoiqu’un peu neutre, à la limite de la fadeur – tout comme les personnages secondaires, si peu esquissés qu’ils en deviennent transparents et s’effacent vite de la mémoire du lecteur.

Le roman nous plonge dans un monde à la fois radicalement étranger et profondément familier : celui de la haute finance. Familier, car ces histoires de traders perdant des milliards en jouant avec des sommes qui n’existent pas et de banques tentant désespérément de cacher leurs erreurs pour éviter la faillite résonnent avec l’actualité. Étranger, car les mécanismes économiques qui sous-tendent les activités de ces grandes banques sont, pour la majorité des lecteurs, mystérieux. Malgré ses initiales, le héros du roman n’est ni James Bond ni Jason Bourne : il y a une belle ironie dans le fait qu’il découvre une affaire de dizaines de milliards, mettant en jeu l’ensemble de l’équilibre du monde, à partir de deux billets de cent francs suisses. La disproportion entre ces deux sommes renvoie à la différence d’échelle entre les individus et ces immenses machines que sont les grandes banques. Sur fond de crise financière mondiale, décrite au fil des pages comme une épidémie ou comme une guerre, le roman peut dès lors être lu comme une dénonciation du système – des banques prêtes à tricher, à corrompre et à tuer pour garder leur place privilégiée. Mais le twist final, peu surprenant il est vrai, remet en cause cette idée : conduit devant les plus hauts responsables financiers du pays, Jason Brand accepte de garder le silence, détruisant lui-même les preuves qu’il a patiemment accumulées, oubliant les morts et rejoignant une conspiration du silence, en échange de la promesse de pouvoir tourner son film. La « vengeance qui suit une injustice » restera un « principe dramaturgique »   , cantonnée au seul monde de la fiction. La dénonciation se fait dès lors plus glauque, et plus mordante : nous sommes tous des Jason Brand, préférant oublier comment marche le système pour continuer à y vivre.

Au-delà de cette dimension, le livre propose aussi un parcours intérieur, plus subtil, tout entier articulé autour de l’idée du double, de l’apparence, du faux-semblant. Le titre est un titre à clé : « Montecristo », c’est le film que Brand veut réaliser, réécriture contemporaine du Comte de Monte-Cristo. Une histoire, rappelons-le, de trahison, sur fond de gros sous, suivie de la vengeance inexorable exercée par un homme qui n’est pas ce qu’il semble être. Martin Suter joue d’ailleurs avec la comparaison, puisque Jason Brand manque de peu de subir le sort du héros de son film, écho de celui d’Edmond Dantès. À l’image du héros du roman de Dumas, expert en déguisements, tout, dans le roman de Suter, est double : le héros est un journaliste qui veut être réalisateur, cachant son argent dans une statue malaisienne qui est aussi un coffre. Les suicides sont des meurtres, les accidents des assassinats. Les images tiennent une place importante dans le récit : entretiens filmés, rushs vidéos, scans numériques, qu’on cache dans des clés USB, qu’on s’échange via dropbox, dans un jeu continu de scènes coupées et d’arrêts sur image. Faux-semblants, toujours : les deux billets identiques sont d’abord jugés authentiques, donc sans valeur – on a donc deux faux vrais billets – avant que l’un des deux ne soit dénoncé comme un faux – un vrai faux, donc. La compagne de Brand est elle aussi une image de duplicité : tout le monde la prend pour la fille d’un Suisse et d’une Philippine, dit-elle pour se présenter, alors qu’elle est la fille d’une Suisse et d’un Philippin   . Et elle est, dès le départ, décrite d’une façon qui évoque les billets copiés, puisque Brand la compare à la statue de Giacometti qui les illustre   . Impossible de s’étonner qu’elle finisse par le trahir, puisqu’elle est ainsi, dès les premières pages, liée à la fois aux billets truqués et à l’idée d’apparence trompeuse.

Un parcours de doubles et d’illusions, de reflets et de double-faces, comme ces images filigranées sur les billets, qui brillent à la lumière et servent, précisément, à attester leur authenticité – alors qu’ici tout est faux. Bien plus que l’image d’un monde « corrompu par l’argent », ce que met en scène Martin Suter, c’est que l’argent est à l’image du monde.