Après avoir fustigé l’Australie pour le renvoi des migrants sans visa vers des pays pauvres du Pacifique, l’Europe se retrouve également face à la question des populations migrantes. Et contrairement à ce qu’elle rêverait sans doute d’être, l’Europe n’est pas une île : on en force parfois la porte d’entrée, comme ce fut le cas en Août 2015 pour les migrants syriens. Entre la répartition par quotas prônée par Bruxelles et Berlin, la délocalisation des centres de traitement « hotspots » défendue par Manuel Valls, et la récente fermeture des frontières autrichiennes et allemandes, l’Europe semble dans une impasse politique. Celle-ci est en premier lieu théorique : il est temps de repenser le statut de ces populations et les conséquences juridiques et politiques que celui-ci implique.

A l’heure actuelle, le statut des réfugiés, c’est-à-dire l’obtention de la protection temporaire (ou asile politique) d’un Etat tiers, est régi par la convention internationale de Genève de 1951 et le protocole de New-York de 1967. Signés par 145 Etats membres de l’ONU, ces textes garantissent aux réfugiés les droits de : ne pas se faire refouler, ne pas faire l’objet d’une détention arbitraire, accéder au système légal et enfin ne pas être discriminé selon le mode d’entrée sur le territoire. Or, la crise actuelle et l’hésitation terminologique de la presse à l’égard de ces populations, tantôt migrantes et tantôt réfugiées, nous montrent que ce statut n’est pas satisfaisant. Ce n’est qu’au prix de son renouvellement que l’Europe et l’Australie sortiront de l’impasse dans laquelle elles se trouvent, et que bien d’autres s’apprêtent à rejoindre : les migrations humaines sur la planète ne vont pas diminuer dans les décennies qui viennent, notamment à cause du réchauffement climatique.

Un cadre inadapté aux migrants syriens… et à d’autres

Le statut de réfugié a été créé en 1951 dans le cadre des migrations d’après-guerre : il ne s’agit non pas de fonder un système pour l’avenir mais d’en finir avec les déplacements de population qui n’ont plus lieu d’être, maintenant que le conflit est terminé. C’est pourquoi la convention est très restrictive : elle ne concerne dans sa version originale que les réfugiés politiques, craignant d’être persécutés à cause d’événements survenus avant le 1er Janvier 1951. Ce n’est qu’avec le protocole de 1967 qu’est supprimée la restriction temporelle initiale : la convention peut dès lors s’appliquer pour des événements survenus en tout temps. Malgré sa révision, elle porte toujours des traces de ses conditions d’élaboration, qui la rendent inadéquate au contexte actuel : on peut dénombrer trois problèmes du concept de réfugié.

Le premier problème d’un tel statut est son individualité. Parce qu’elle a été créée pour des individus nominalement menacés par leurs actions et positions politiques durant la seconde guerre mondiale, la procédure de demande de l’asile politique est individuelle. Or, il ne s’agit plus aujourd’hui de héros solitaires fuyant une persécution particulière, mais de déplacements de masse essayant d’échapper à la guerre et des conditions de vie déplorables. La demande individuelle n’est aujourd’hui plus adaptée : il n’est pas possible de traiter, un par un, les dossiers des migrants par l’Administration. La seule évolution du nombre de réfugiés le prouve : le Haut Conseil aux Réfugiés (HCR) en dénombre 11,7 millions en 2013, bien loin du million de 1951.

Ce problème a été en partie résolu par le HCR qui a le pouvoir de déterminer des groupes de population « réfugiés prima facie » en l’absence de preuves du contraire. Si le HCR l’a fait par une note d’octobre 2013 pour les journalistes, opposants, femmes voilées et enfants syriens, il n’a pas renouvelé ou étendu sa reconnaissance au cours des dernières semaines. Cependant, cette situation est un statut dérogatoire nécessitant un consensus international, et ne convient pas à la multiplication des conflits intra-étatiques et aux larges déplacements de population qu’ils entraînent, devenus la norme aujourd’hui.

Le deuxième problème vient de la temporalité de la qualification de réfugiés. En 1951, la guerre est finie : le réfugié n’aurait donc besoin que d’une protection temporaire avant de pouvoir revenir, sauf exception, dans son pays d’origine désormais pacifié, sans craindre pour sa vie. Avec des conflits actuels qui s’éternisent entre des groupes armés et des Etats et ne ressemblent plus aux guerres interétatiques du XX° siècle, le statut de réfugié n’est pas suffisant pour des populations qui s’exilent pour des dizaines d’années, voire des générations. S’il s’agit en premier lieu de leur protection temporaire, il faut penser à plus long terme à leur intégration. La protection « provisoire » a aujourd’hui de bonnes chances de devenir permanente, ce qui est contraire au statut même de réfugié.

Le troisième problème porte sur la qualification a posteriori du réfugié : il s’agit du statut donné après traitement du dossier individuel par l’Administration. Un réfugié est un individu à qui un Etat tiers a accordé sa protection, du fait de la menace que son pays d’origine fait peser sur sa vie. Il est par conséquent impossible de considérer des migrants, avant même leur installation et leur formulation de demande d’asile, comme des réfugiés. Ce statut ne convient donc pas à ces populations migrantes, demandeuses d’asile, dont il est question à l’heure actuelle.

Ce problème, éminemment juridique, est d’autant plus visible en ce qui concerne les droits des réfugiés, notamment celui de ne pas se faire refouler. Puisqu’un réfugié possède déjà la protection de l’Etat tiers où il se trouve, le principe même du non-refoulement implique qu’il s’applique par extension aux demandeurs d’asile ; il serait sinon dénué d’intérêt. Il en va de même pour l’interdiction de renvoi d’une personne dans son pays d’origine où elle risque sa vie. Ce flou juridique est néanmoins un affaiblissement de la notion et de son utilisation.

Ces contradictions entre un statut de réfugié, créé en 1951 puis amendé en 1967, et la situation actuelle, montrent qu’il nous faut changer de paradigme pour pouvoir penser le sort de ces populations migrantes. Et cela d’autant plus que ce statut pose enfin un problème de droit de l’Homme : il nie la liberté des migrants au profit d’une toute-puissance des Etats.

La philosophie politique, arme herméneutique pour penser les migrations

Parce que les  demandeurs d’asile ont changé, et qu’ils sont des milliers à demander une protection de long terme, la prérogative régalienne d’acceptation ou de refus des demandes, dans les limites imposées par la convention de 1951, est devenue contraire à la liberté des migrants telle que définie par le philosophe Philip Pettit. S’opposant à Hobbes qui considérait, grâce à la métaphore du ruisseau, que la liberté (dite « négative ») est la non-interférence, Philip Pettit estime que cette non-interférence n’est que la liberté d’un homme solitaire dans le désert : en société, les interférences sont multiples sans être toutes néfastes pour la liberté d’un individu. Il propose donc trois critères pour reconnaître une interférence qui contreviendrait à la liberté d’une personne, qu’il appelle « domination » :

1.Capacité d’interférence d’une personne dominante.

2.Sur une base arbitraire.

3.Dans certains choix que la personne dominée est en mesure de faire.

Il est aisé de voir en quoi la capacité d’interférence des Etats sur les populations migrantes est réelle et en quoi elle est liberticide, de fait même que la protection recherchée n’est plus temporaire mais quasiment permanente : ce sont les Etats qui conditionnent l’entrée des migrants sur le territoire (frontières européennes ouvertes ou fermées, sauvetage en mer), leurs conditions de vie une fois arrivés sur le sol européen, et enfin le traitement de leur dossier qui déterminera tout leur avenir. Au contraire de la règle qui impose au migrant de déposer son dossier dans le premier pays dans lequel il arrive, les pays européens ont mis en place le « système de Dublin », initié par une convention de 1993 et comprenant aujourd’hui plusieurs règlements dont Eurodac, Dublin II (2003) et Dublin III (2013) : ce système vise à relâcher la pression des pays frontaliers pour l’accueil de migrants en les répartissant dans l’Union Européenne en vertu de différents critères : visa, famille, etc. Les Etats n’offrent plus leur protection : ils l’organisent entre eux. Comme lorsque chacun propose son système pour traiter les migrants, quotas ou hotspots.

La décision de l’Etat d’accepter ou de rejeter la demande d’asile du migrant est proprement régalienne : elle n’appartient qu’à lui et ne peut être remise en question (sauf renvoi du migrant où il risque sa vie, mais nous avons vu que ce point était ambigu). Cette décision est censée reposer sur des critères de gravité de la situation du migrant dans son pays d’origine : c’est parce que sa vie est menacée qu’il doit pouvoir bénéficier de la protection de l’Etat, et non parce que celui-ci lui offre de meilleures conditions de vie. C’est l’appréciation du motif qui fait toute la différence entre « migrant économique » et « réfugié ». Il existe néanmoins une contradiction entre un statut mondialement défini et des motifs laissés à l’appréciation des Etats, qui peuvent être influencés par des intérêts autres que ceux des demandeurs d’asile : à titre d’exemple, la Chine ne reconnaît pas les réfugiés Nord-Coréens. Ce degré de latitude, bien qu’encadré par des conventions internationales, rend donc la décision arbitraire : l’impartialité des Etats devrait pouvoir être garantie, et ce d’autant plus que ce sont moins de la moitié des demandes d’asile mondiales qui sont accordées.

Ces choix-là, de pays d’implantation et d’appréciation du motif, pourraient être laissés aux demandeurs d’asile. C’est ce qui est déjà en train d’arriver avec la répartition des migrants en Europe selon leur volonté, et la France a même du mal à trouver les migrants volontaires pour remplir ses quotas de 24 000 personnes sur deux ans. De la même manière, la fraude des « migrants économiques » qui demandent l’asile politique pour des raisons  autres que la menace directe de leur vie vient du fait que seul ce statut-là existe. Si les Etats mettaient au point des statuts différents pour les différents cas de figure (guerre, changement climatique, violence genrées, etc.) cela permettrait de ne pas laisser au seul Etat tiers la tâche de décider de la gravité suffisante ou non du motif invoqué.

Les migrants actuels, parce qu’ils sont les demandeurs d’un asile obsolète, sont dominés par les Etats. Qu’il s’agisse de l’Australie et de ses centres de détention délocalisés, de l’Europe et des quotas, les migrants ne sont pas libres. Si l’Europe commence à leur ouvrir la porte du choix du pays d’asile, les règles sont définies par les pays sans consultation ni considération des populations à aider. Pour Philip Pettit, il y a deux solutions à une telle domination : une norme juridique (la plus haute possible, donc constitutionnelle dans un pays), ou bien l’égalisation des conditions.

La civilité globale, le droit qu’il nous manque

Les deux propositions de solution de Philip Pettit ne sont pas exclusives : en réalité, elles se renforcent l’une l’autre. Si la norme juridique traite le symptôme et permet un résultat immédiat par l’usage du performatif juridique (par sa nature de norme, ce qu’elle énonce devient réalité), encore faut-il l’appliquer et contrôler son application ; or, son application sera facilitée par le traitement des causes, à savoir l’égalisation des conditions.

Puisque le problème vient du fait que les Etats décident arbitrairement du sort des migrants en étant insuffisamment encadrés par des conventions mondiales, il conviendrait de créer et de renforcer une institution supranationale, impartiale, qui se chargerait du traitement des procédures migratoires sur tout le globe. On pourrait à ce titre-là se contenter de renforcer les pouvoirs et moyens du HCR : un mécanisme contraignant de contrôle du respect de la convention, une instance unique de décision de traitement des dossiers, des représentants dans tous les Etats signataires, afin d’assurer un traitement uniforme des demandes de protection de long terme voire de migration. Dans un monde multipolaire où les conflits déplacent des millions de personnes, un panorama et une solution globaux ne semblent pas superflus : les questions de migrations ne sont plus nationales ou continentales mais bien mondiales.

Cette prise en charge des migrants par le HCR revient à nier la souveraineté des Etats, base du droit international public. Cela pose problème, mais pas autant qu’on pourrait le croire. En effet, des mécanismes internationaux contraignants existent déjà, que ce soit à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ou dans l’Union Européenne (UE) : si on a pu le faire pour l’économie, comment ne pourrait-on pas le faire pour des populations ? Le principe de bonne foi du droit international public engage de même la responsabilité des Etats signataires d’une convention. De plus, le statut de réfugié, bien qu’il appelle à une révision, est déjà par nature un sujet de droit international : il est défini de manière mondiale car les demandeurs d’asile ne peuvent justement pas se tourner vers leur instance étatique traditionnelle et demandent à ce titre la protection d’une autre. Ne pourraient-ils pas demander directement un statut juridique international, opposable à tous les Etats, à une organisation supranationale comme le HCR ? Enfin, comme le débat autour du droit d’ingérence, la liberté des migrants conduit à dépasser la souveraineté étatique pour des raisons  de protection humaine et de droits de l’Homme, qui sont supposément supérieurs aux intérêts des Etats. La souveraineté territoriale des Etats n’est donc pas un obstacle insurmontable.

Une telle organisation, non pas laissée aux Etats mais pilotée par le HCR, devrait de plus s’appuyer sur le levier d’égalisation des conditions entre les Etats et les migrants. Comment les rendre « un peu plus » égaux afin que la domination des migrants soit moindre ? Il faut remarquer que dans la période récente, nombre de demandeurs d’asile émanent de conflits auxquels les Etats récepteurs des demandes ont eux-mêmes pris part : c’est le cas de l’Afghanistan et du Sri Lanka pour l’Australie, de la Syrie pour l’Europe. On peut ainsi imaginer une égalisation des conditions en faisant en sorte que les Etats soient redevables aux populations déplacées : lors d’un conflit, chaque Etat impliqué s’engagerait, devant le HCR, à accueillir une partie de la population déplacée. Cela aurait l’avantage de résoudre la question des migrants dès le début du conflit (et non de découvrir le problème après-coup) et de responsabiliser les Etats face aux populations dont ils changent la vie : ils devraient alors la changer jusqu’au bout.

Cette « civilité » entre les Etats et des populations migrantes serait un nouveau type de droit : si nous avons un droit entre les nations, le droit international public, celui-ci ne reconnaît que les Etats, et non les individus, comme sujets de droit. Or, lorsqu’un Etat ne peut plus assurer la sécurité de sa population, il ne devrait plus pouvoir non plus la représenter : celle-ci devrait agir pour son compte. Le droit public ne régit que les relations entre un Etat et sa population, et ne convient donc pas non plus. Enfin le droit des gens régit les rapports entre des individus de nationalités différentes ; mais aucun droit n’a jamais considéré les rapports entre deux entités de niveaux différents, comme des individus et un Etat tiers. Ce nouveau type de droit entre Etats et individus, qui donnerait une dimension globale nouvelle au concept de « civilité » de Philip Pettit, serait, entre autres, un jus post bellum qui égaliserait la relation inégalitaire entre Etat et migrants.

Il y a d’autres avantages à imaginer un tel type de droit agissant dans la structure décrite ci-dessus : celui-ci nous aiderait à définir le nouveau statut de ces populations migrantes. Inter-temporel, puisque défini avant la participation d’un Etat au conflit pour des conséquences ultérieures, il mettrait fin au problème de qualification a posteriori du statut du réfugié. Relationnel, il s’inscrirait dans la relation entre un Etat tiers et une population et ne serait pas défini de manière statique à travers le traitement d’un dossier. Intergénérationnel, on peut estimer que les Etats auraient une dette à l’égard des générations ultérieures. Mondial, il permettrait de soumettre tous les Etats, en particulier les Etats interventionnistes, à la même règle ; et régulerait de ce fait les interventions des pays occidentaux. Global, il ne serait pas défini individuellement mais géographiquement ; et ne reposerait pas uniquement sur le danger de mort que connaît un individu. Obliger les Etats face aux populations fuyant la guerre serait à la fois reconnaître leur humanité et apaiser les relations internationales.

Repenser les relations internationales par les injustices globales

Le philosophe contemporain Alain Renaut travaille à l’heure actuelle sur les injustices globales dans le cadre de sa recherche en philosophie politique appliquée. Comme Deleuze qui considérait que la pensée se créait par à-coups à la vue de signes qui obligent à penser car nous plongent dans la perplexité, les injustices globales auxquelles nous assistons aujourd’hui ne sont pas seulement l’occasion de  déplorer le monde comme il va : elles sont également la manifestation la plus éclatante de ce qui ne fonctionne pas, et que nous devrions nous efforcer de changer.

En ce moment, la crise des migrants fait rage. Les pays développés se trouvent face à des populations fuyant la guerre et ne savent comment y répondre. Simplement munie d’un statut de réfugié rendu obsolète par les enjeux démographiques, géographiques et temporels, on comprend que l’Europe  se déchire quant au traitement de ces populations. C’est pourquoi il faut repenser les conditions d’accueil des migrants syriens actuels : il est impératif d’inventer de nouvelles règles, notamment un jus post bellum, pour égaliser leur relation avec des Etats tiers ; et de confier la responsabilité du traitement et de son contrôle au HCR à travers des normes contraignantes. Tant que les Etats ne prendront pas leurs responsabilités face à ces migrants qu’ils dominent et accueillent du bout des lèvres, l’Europe, et même la communauté internationale, ne trouveront pas d’échappatoire à l’impasse dans laquelle elles se trouvent.

Il faut changer de cadre, ne serait-ce que parce que le réfugié de la convention de 1951 est uniquement « politique ». Or, dans les décennies à venir, les déplacements de population seront de plus en plus vastes et nombreux, notamment à cause du changement climatique. Sans réfléchir aujourd’hui aux différentes situations à venir, nous n’aurons pas les outils nécessaires, c’est-à-dire les divers statuts correspondants, pour y faire face demain.