Politologue, membre de l’observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès (ORAP) et du CEVIPOL, Gaël Brustier nous livre avec A demain Gramsci un essai tranchant sur les rapports étroits et complexes entre la gauche et Gramsci.
David Navaro: Dans votre court essai, A demain Gramsci, vous exhumez la figure d’Antonio Gramsci, théoricien marxiste italien du début du XXe siècle. Ce dernier est selon vous, l’ultime espoir pour réanimer une gauche en « état de mort cérébrale ». En quoi les enseignements de l’auteur des Cahiers de prison sont-ils précieux, voire vitaux, pour la gauche dans la période actuelle ?
Gaël Brustier: Antonio Gramsci, depuis les prisons et les cliniques dans lesquelles Mussolini l’avait enfermé, a énormément écrit et forgé nombre d’outils qui nous sont particulièrement utiles pour comprendre la période de crise dans laquelle nous vivons. Il est le penseur des crises, celui qui explique comment l’hégémonie nait dans une société, comment un « bloc historique » en arrive à se déliter, comme un autre apparait…
Gramsci est utile pour comprendre comment la situation économique a des répercussions dans la vision du monde que développent nos concitoyens mais aussi comment le capitalisme se régénère. Ce faisant, il aide à mieux appréhender les mouvements idéologiques, et également à mieux cerner les conséquences électorales de ceux-ci. Il aide donc à hiérarchiser les enjeux et ne pas confondre les « phénomènes morbides » avec les enjeux fondamentaux de l’époque. Il rappelle que « l’hégémonie commence à l’usine », ce qui signifie qu’au cœur de toute vision du monde, il y a bien l’évolution du système économique et les conséquences qui lui sont liées.
Enfin, que l’on se tourne vers Nicos Poulantzas, Stuart Hall ou Ernesto Laclau, la pensée gramscienne a été féconde…
David Navaro: Vous dites que l’hégémonie culturelle a changé de camp. Est-ce la gauche qui l’a perdue ou la droite qui l’a conquise ?
Gaël Brustier: Un peu les deux mais à des rythmes différents selon les pays. A partir des années 1970, le « consensus social-démocrate » qui dominait en Europe de l’Ouest s’est effrité face à la crise. Margaret Thatcher et Keith Joseph au Royaume-Uni sont ceux qui recomposent l’univers social britannique avec le plus d’application.
Ce qui est vrai, c’est qu’une partie de la gauche européenne a raté quelque chose à cette période. C’est presque à contretemps que François Mitterrand parvient au pouvoir en 1981. Chez nos amis transalpins, dans la patrie de Gramsci, la partie n’a pas été plus aisée pour la gauche; le PCI, par exemple, réussit en 1984 à doubler la Démocratie Chrétienne, ce qui constitue un événement historique d’un point de vue électoral. Cependant le PCI a laissé le champ libre à ses adversaires face à la crise. Son adhésion à une « austérité » communiste dans la crise favorise progressivement une réponse venue de la démocratie-chrétienne et du PSI : c’est le craxisme, avec ses lois sur l’audiovisuel, qui vont jouer un rôle considérable dans l’émergence du berlusconisme et de la destra italienne moins d’une décennie plus tard. Les années 80 sont une longue suite de défaites dont les effets vont se faire sentir à retardement. La Perestroika, la Chute du Mur sont des secousses très importantes pour toute la gauche, qu’il ne faut pas sous-estimer.
Si on voulait faire rire on citerait ce que disait Gaspard Proust à Clémentine Autain sur un plateau : « Vous connaissez des gens qui, à la Chute du Mur, se sont enfuis à l’Est ? Non ? Bon, ben, vous voyez que tout le monde est de droite ! ». C’est facile, c’est drôle mais c’est redoutablement efficace… Ne prenons pas à la légère cette boutade.
David Navaro: Selon vous, « comprendre Gramsci, c’est comprendre la crise que nous vivons ». Crise de la représentation, de l’Etat-nation, naufrage idéologique de la social-démocratie, panique morale et repli identitaire minent notre paysage politique. Quels sont les remèdes qui pourraient soigner la gauche ?
Gaël Brustier: Incontestablement, la question du pouvoir est centrale. Gramsci nous invite à « récupérer la démocratie » comme l’évoquent Chantal Mouffe et Inigo Errejon dans un récent livre paru en Espagne.
David Navaro: Comment interprétez-vous la création du comité Orwell qui part d’un constat inverse au vôtre ? En effet, les journalistes à l’origine de cette initiative estiment que la gauche est toujours en situation d’hégémonie. Ce qui pose en filigrane la question suivante : comment mesurer aujourd’hui l’hégémonie culturelle ? Selon quels critères ?
Gaël Brustier: La politique ressemble en cela à l’astrophysique : une étoile morte il y a longtemps peut continuer de briller longtemps ! La droite française nourrit un véritable complexe vis-à-vis de ce que fut l’hégémonie culturelle de la gauche et elle la voit encore briller au loin dans le ciel. Prenez le dernier livre de Philippe de Villiers, il ne relate de son passage rue de Valois, où il fut Secrétaire d’Etat à la culture auprès de François Léotard que le fait qu’il est le témoin impuissant de l’hégémonie culturelle de la gauche et que Jack Lang est omniprésent. C’est une suite de complaintes centrées sur sa défaite personnelle dans l’affaire des Colonnes de Buren et sur ce qu’est censé être, à ses yeux, l’Art contemporain aujourd’hui (qu’il résume à des excréments dans des boites de conserve), sur la puissance supposée de ses adversaires. Cela fait trente ans et il ne s’en est toujours pas remis.
A la forme rhétorique type « J’vois pas pourquoi on n’a pas le droit de dire que… » utilisé par une polémiste aimant « causer » répondent une obsession du « dérapage » et des listes de suspects, auxquelles répondent des postures de « dissidents-courageux », auxquelles répondent encore des articles censés mettre au jour un complot « rouge-brun »… Il me semble qu’il y a d’autres façons d’aborder la situation de notre pays.
La vision dominante de nos sociétés, avec des variantes selon chaque pays, est liée à l’idée de « déclin » et adhère peu ou prou à la représentation d’un « Occident » menacé de manière imminente.
David Navaro: Vous rappelez également à juste titre que la décomposition de la gauche est un phénomène récent. Cela a-t-il à voir avec la présence de la gauche au pouvoir ? Gramsci nous aide-t-il à penser, non la conquête, mais l'exercice du pouvoir ?
Gaël Brustier: Nous traversons une période de périls électoraux très importante pour la gauche car, cette fois, en cas de poursuite de la série de défaites, le terrain du combat politique sera durablement redéfini. Il y a un enjeu majeur que tout le monde évite soigneusement : celui du pouvoir en Europe. Comment fonctionne-t-il ? Longtemps on a expliqué que « l’Europe » était une fédération démocratique en devenir. Dans le débat français, « l’Europe » relève de la « foi » (« Croire en l’Europe ») ou de l’épouvante (« Bruxelles » « les technocrates bruxellois »), rarement d’une analyse de la sociogénèse de l’UE, de l’imbrication du système institutionnel et de système capitaliste, de la faiblesse de la société civile européenne, de la montée en puissance des formes de coercitions à l’égard des pouvoirs nationaux, des formes de coercition à l’égard des individus au sein des Etats membres.
A ce titre, ce que font Cédric Durand et Razmig Keucheyan en mariant analyse sociologique et analyse économique, en utilisant les outils de Gramsci, en sortant des mirages et des fantasmes pour opérer une analyse rationnelle et une critique radicale de l’UE est salutaire.
David Navaro: Certains considèrent que le clivage droite/gauche n’est plus totalement satisfaisant pour comprendre les rapports de force politiques. Ce brouillage idéologique, illustré par l’émergence d’un souverainisme diffus, ne rebat-il pas les cartes de l’hégémonie culturelle ? Autrement dit, est-il possible de penser l’hégémonie culturelle hors de l’affrontement classique droite/gauche ?
Gaël Brustier: Le clivage gauche-droite n’est pas exclusif d’autres clivages. Il est lui aussi en pleine recomposition. Ce n’est pas un clivage dans lequel se retrouvent tous les Français, parce que la gauche – notamment – ne l’a pas fait vivre. Le « souverainisme », terme emprunté au mouvement souverainiste québécois, postule que tous les maux de la France viennent de l’Union européenne. On peut opposer à cette vision des choses que l’UE est le produit des élites de chaque Etat-nation et de leur autonomisation relative par rapport à leurs champs politiques respectifs. Cela change presque tout d’envisager les choses ainsi, y compris stratégiquement.
Historiquement le Front National ne doit pas son ascension à la question européenne. L’électorat lepéniste n’est pas d’abord motivé par la question européenne. Lui décerner un label souverainiste relève de la bévue stratégique soit dit en passant. Nos amis espagnols, au sein de PODEMOS, opposent le « peuple » à la « caste ». C’est une application des thèses de Laclau et Mouffe, qui ont contribué très tôt à la fois à faire cesser de considérer la classe sociale comme une catégorie exclusive et la catégorie de « gauche » comme exclusive également. Il faut prendre en compte des demandes sociales nouvelles, leur donner un débouché politique…
David Navaro: En France, le nom d’Antonio Gramsci a longtemps été associé à la Nouvelle Droite et au GRECE qui avaient inscrit au cœur de leur réflexion la métapolitique et la bataille pour l’hégémonie culturelle. Peut-on envisager la situation actuelle comme la victoire à retardement d’Alain de Benoist ?
Gaël Brustier: On peine à voir en quoi Alain de Benoist aurait gagné la partie d’un point de vue idéologique. Il a probablement contribué à faire prendre conscience à son camp de l’époque de l’importance de la « bataille pour l’hégémonie culturelle », cela a laissé des traces du point de vue de la méthode. Dans les années 90, des gens comme Jean-Yves Le Gallou ou Bruno Mégret ont pensé cette question en dotant le FN d’un « Conseil Scientifique » et d’une revue intitulée « Identité ». Alain de Benoist a échoué, il le reconnait lui-même, à doter la droite française d’un cadre idéologique qui lui faisait défaut et qui lui fait encore relativement défaut. La droite française n’est pas très idéologique mais elle bénéficie de l’évolution de la vision du monde de nos concitoyens; elle n’est que partiellement organisatrice de la vision du monde ou des visions du monde qui se développent dans notre société.
David Navaro: Partout en Europe, ce que vous appelez la « gauche d’après » rencontre depuis plusieurs mois des succès électoraux significatifs (Grèce, Espagne, Irlande, Portugal, Ecosse). Une gauche qui, à défaut d’adopter une stratégie de rupture, tend à s’émanciper du carcan bruxellois. Pourquoi cette gauche là ne parvient pas à s’imposer en France ?
Gaël Brustier: Gramsci posait la question du pouvoir, de sa légitimité. Toute réflexion politique cohérente et conséquente devrait avoir cette question en son cœur. Avec des nuances, les nouvelles gauches radicales s’intéressent à cette question du pouvoir. On a assisté avec l’élection de Tsipras à la confrontation des gauches – social-démocrate et radicale. Au centre de cet affrontement, l’enjeu était bien la question du pouvoir et de sa légitimation. On arrive progressivement et enfin au cœur du débat à avoir et du combat à mener. Fritz Scharpf avait réfléchit à la façon dont se légitimait l’UE et dont on « gouvernait l’Europe », notamment en s’intéressant à la forme de légitimation par les outputs. Avec la crise, l’UE est face à sa vérité : pas de légitimation démocratique ascendante, faiblesse de ses outputs, si l’on intègre des outils gramsciens, faiblesse de sa société civile et développement de son appareil coercitif. Ce n’est pas d’un débat souverainiste/fédéraliste, pro ou anti européens dont nous avons besoin. La ligne de clivage dont la gauche a besoin se situe entre ceux qui considèrent que la démocratie doit être au cœur d’un projet alternatif qui, sans promettre le Grand Soir, ne renoncerait pas à mettre la politique au service des citoyens et ceux qui se dopent à la TINA et considèrent que celle-ci doit bénéficier du renforcement de l’appareil coercitif de l’UE et des Etats qui la composent.