Alexandre Soljenitsyne, le « phénomène »

Qui d'autre que Georges Nivat, historien des idées et slavisant, spécialiste du monde russe et grand admirateur de Soljenitsyne, à qui il vient de consacrer un ouvrage intitulé Le Phénomène Soljenitsyne, pouvait participer à cette soirée consacrée à l'auteur russe ? Celui qui a eu le privilège de rencontrer l'auteur de son vivant s'est prêté au jeu des questions de Paula Jacques, non sans un certain esprit de contradiction.

L'écrivain et l'enfermement

Le titre de l'ouvrage de Georges Nivat, Le Phénomène Soljenitsyne (Fayard, 2015), est un premier indice sur un homme dont la vie ne fut ni ordinaire ni exempte de paradoxes.

La notion d'enfermement est essentielle lorsque l'on veut comprendre l'œuvre d'Alexandre Soljenitsyne. Militant très tôt pour la cause communiste, il est emprisonné à l'âge de 27 ans pour avoir critiqué la personne de Staline. Envoyé dans un camp au Kazakhstan, cette première expérience de réclusion va nourrir sa créativité littéraire : il ne cessera plus d'écrire, depuis son exil en 1974 jusqu'à sa mort en 2008, à Moscou, où il reviendra après 20 ans d'exil.

Alexandre Soljenitsyne laisse poindre dans ses écrits une sorte de reconnaissance envers ses années de prison, qui ont fait de lui l'homme qu'il est devenu. Il y voit une forme de purification, qui a grandement influencé son travail d'écrivain. Le Chemin des forçats, long poème autobiographique composé entre 1948 et 1952, prend une forme versifiée comme aide à la mémorisation, chaque ligne ayant été immédiatement détruite après avoir été mémorisée.

Son Journal de la vie d'Ivan Denissovitch, paru en 1962, fut immédiatement un immense succès. Avant cela, les camps n'avaient pas été traités dans la littérature russe, et sa parution eut un retentissement considérable au sein des milieux intellectuels de l'époque. L'ouvrage décrit la journée d'un bagnard ordinaire, qui contrairement aux autres refuse de se courber face à l'oppression. L'enfermement sera propice au questionnement métaphysique. Dans Le Premier Cercle, paru en 1968, on retrouve chez l'auteur un raisonnement platonicien, voire sartrien, notamment lorsqu'il traite de la question du choix, mal nécessaire à tout homme afin que quelque chose puisse se décider en lui. 

Une autre forme d'enfermement vécue par Soljenitsyne est celle de la maladie. Atteint d'un cancer de l'estomac, dont il guérit miraculeusement, il est envoyé à l'hôpital de Tachkent. Cette nouvelle "captivité" sera décrite dans un de ses romans les plus célèbres, Le Pavillon des cancéreux, paru en 1968, soit deux ans avant que lui soit attribué le Prix Nobel de Littérature.

Soljenitsyne et les femmes

Marié en 1940 avec Natalia Alexeïevna Rechetovskaïa, celle-ci est contrainte de divorcer pendant son incarcération. Les divorces étaient extrêmement courants à  cette époque, car encouragés par le régime de Staline auprès des femmes de prisonnier. Ils se remarieront en 1948, avant de se séparer à nouveau en 1956. La deuxième femme d'Alexandre Soljenitsyne, qu'il épouse en 1957, est pour lui un soutien précieux. Dissidente avant même de le rencontrer, elle assure, au-delà son rôle d'épouse, celui de réelle collaboratrice. Une troisième femme jouera un rôle important dans la vie de l'auteur : Matriona, une vieille femme chez qui Soljenitsyne habitera quelque temps, et qui sera le personnage principal d'une nouvelle parue en 1963, intitulée La Maison de Matriona. Par sa lassitude et sa résignation, le personnage de Matriona est l'incarnation-même de la misère dans laquelle est plongée le peuple russe depuis la prise de pouvoir de Staline.

Le dissident et l'exil

Le premier exil de l'écrivain date de sa sortie des camps, suite à laquelle il sera envoyé au Kazakhstan. Sa réhabilitation ne l'empêchera pas d'être de nouveau contraint à fuir en 1974, un an après la parution de L'Archipel du Goulag en France. Il rejoint les États-Unis, où il est considéré comme l'un des plus grands dissidents russes de son époque. Il reste cependant très méfiant envers les occidentaux, et son attachement à sa Russie natale ne faiblit pas. Il compare les deux blocs à des meules, qui malgré leur férocité ne réussirent pas à l'atteindre dans son âme. Georges Nivat définit ici Soljenitsyne comme un « adversaire du bolchevisme tyrannique et marxiste romantique ».

A-t-il fait l'objet d'une réelle incompréhension des occidentaux ou était-ce de la simple paranoïa? Le doute est permis, et les avis divergent sur cette question. Il ne faut cependant pas généraliser la défiance des occidentaux à l'égard de Soljenitsyne: Philippe Sollers, intellectuel français, le présentait comme le nouveau Dante. Suite à l'effondrement de l'URSS, il lui faudra encore trois ans pour revenir en Russie, un délai qui lui sera reproché jusqu'à sa mort.

Après des années de déracinement, est-il possible qu'Alexandre Soljenitsyne soit devenu conservateur, voire réactionnaire? Non, répond Georges Nivat. Ce qui restera de lui, c'est la lutte contre « un certain bolchevisme ». À travers ses choix et ses engagements, qui ont été des actes de combat, il a prouvé que l'on pouvait être seul pour combattre. 

 
Alicia Dorey
 
Photo : © 
Théâtre de l'Odéon, Place de l'Odéon, 75006 Paris
Réservations : 01 44 95 98 21
Site du théâtre : http://www.theatre-odeon.eu/
Durée : 2 h
10 € - 5 € (Hors abonnement)