Deux ouvrages examinent la question des arts décoratifs dans l’œuvre proustienne.

Proust et les arts décoratifs : voilà un sujet à première vue très restreint. Pourtant, deux ouvrages consacrés à cette question sont parus récemment, l’un en 2013, Marcel Proust et les arts décoratifs – un recueil d’articles dirigé par Boris Roman Gibhardt et Julie Ramos ; l’autre en 2014, Rastaquarium. Marcel Proust et le « modern style », rédigé par Sophie Basch. Une conférence, donnée en ce mois de septembre 2015 par Elaine Scarry à l’Université de Princeton, sous le titre « Glass and Clay : Proust and Gallé »   , confirme enfin un regain d’intérêt notable pour les rapports entre l’œuvre de Proust et ce que Sophie Basch rappelle être longtemps resté le « parent pauvre des beaux-arts   ». S’agit-il d’un simple effet de mode ? Loin de là. Ces deux livres révèlent, chacun à sa manière, l’importance capitale du « décoratif ».

Modern style et idéologie dreyfusarde
Avec verve et érudition, Sophie Basch mène d’une main de maître son lecteur à travers les méandres des arts décoratifs et de l’« esthétique dreyfusarde » du tournant du siècle. Rastaquarium est à la fois un livre d’art, agrémenté de belles reproductions, et un exposé rigoureux des dessous secrets du modern style chez Proust.

Mais qu’est-ce donc que le modern style ? Arts & Crafts, Stile Liberty, Secession, Jugenstil… Une multitude d’expressions, toutes plus ou moins synonymes, et qui renvoient aux théories de William Morris. D’un point de vue purement esthétique, la caractéristique de ce modern style est d’être « sous-marin »   : les reproductions de cartes postales, de catalogues de décoration, de documents d’atelier fournis par Sophie Basch le prouvent assez. Elle ne manque pas de nous rappeler également l’histoire des aquariums, apparus à Londres à la fin du XIXe. Et on en trouve un écho dans la Recherche, où la salle à manger du Grand Hôtel se transforme en aquarium, où la duchesse de Guermantes à l’Opéra est décrite comme une divinité de la mer, puis comme un « corps saumoné   », où l’on parle de « demeure maritime   »…

Mais il y a bien plus. Contrairement à ce que cet anglais de cuisine pourrait laisser croire, le modern style prend sa source, plutôt que de l’autre côté de la Manche, dans l’Art nouveau belge. Sophie Basch le résume ainsi : « Au début de l’affaire Dreyfus, un juif allemand naturalisé français [Siegfried Bing] tente d’acclimater à Paris, dans un espace conçu sur le modèle des ateliers new-yorkais de Louis Comfort Tiffany, une esthétique anglaise importée sur le Continent par un riche avocat antisémite affilié au Parti ouvrier belge [Henry van de Velde]   . »

Nous voilà plongés dans ce qui fait la particularité du modern style, et son intérêt politique : il s’agit d’un art cosmopolite, d’un art hybride. C’est ainsi que Sophie Basch démontre brillamment que, chez Proust, les personnages qui expriment leur dégoût du modern style expriment, en réalité, leur antidreyfusisme   . « Rastaquarium », mot-valise de Georges Maurevert, exprime cela : l’alliance supposée de l’Art nouveau, cet art aquatique, et des juifs, cosmopolites, rastaquouères   . Ou comment montrer que l’art décoratif chez Proust n’est pas qu’un simple décor, mais engage toute une idéologie dreyfusarde.

L’objet comme source de la création
Le recueil Proust et les arts décoratifs s’attelle à la question sous un angle bien différent. Il s’agit ici non pas de comprendre les dessous politiques et engagés du modern style, mais d’un point de vue plus foncièrement esthétique, de comprendre dans quels cas, et de quelle manière, les objets décoratifs ont pu être à la source de la création proustienne. Julie Ramos et Boris Roman Gibhardt nous proposent de ne plus centrer l’analyse littéraire exclusivement sur le discours (refus d’une « herméneutique trop ‟logocentréeˮ », p. 16), et prônent en revanche une conception de l’objet comme source de création, dans une forme d’« animisme néoromantique »   qu’ils ne récusent pas tout à fait.

L’éventail des thèmes et objets abordés par ce recueil est très large : quelques chapitres examinent le panorama des arts décoratifs à l’époque de Proust (collections d’Edmond de Goncourt, rapports entre le comte de Montesquiou et Émile Gallé, le japonisme) ; d’autres reviennent sur quelques figures de la modernité et leurs liens avec Proust. Ainsi, Laurent Cazes, à propos de Jacques-Émile Blanche, fait l’exégèse d’une sorte de « Contre Sainte-Blanche » proustien, tandis que Martin Sundberg, dans un bel article, compare l’« impossibilité de s’orienter »   chez Proust et Édouard Vuillard et Proust. La plupart des contributions, cependant, sont consacrées aux petits objets familiers : le papier peint (Jérémie Cerman), le vêtement (Damien Delille). Deux chapitres peuvent être lus en écho, celui de Luzius Keller, qui évoque une poétique de la simplicité, celle des petites madeleines, du petit pan de mur jaune, de la petite phrase de Vinteuil   , et celui de Peter Geimer, qui analyse les objets pénétrés de « petits dieux familiers   », lampe, éventail, vase.

On s’arrêtera, pour conclure, sur les articles de Luc Fraisse et de Nathalie Mauriac Dyer, qui se répondent parfaitement : le premier présente les grandes lignes de la philosophie idéaliste proustienne de l’ameublement (ou plutôt, l’absence d’une philosophie de l’ameublement en dehors de ce que les objets représentent à nos yeux), et la deuxième en expose – entre autres analyses – un exemple aussi poignant qu’il est convaincant : la « grande table en bois blanc » sur laquelle Jules de Goncourt s’était éteint en lisant les Mémoires d’outre-tombe, épisode raconté par son frère Edmond. Table qui réapparaît sous la plume de Proust à l’heure d’évoquer son minutieux travail d’écriture et, peut-être, d’anticiper sa fin prochaine après une vie sacrifiée à l’écriture : « Je pensais que sur ma grande table de bois blanc […] je bâtirais mon livre   ». Qui peut encore penser que les arts décoratifs ne sont pas un objet d’étude des plus sérieux ?