À travers son Abécédaire des arts et de la culture, Christian Ruby nous propose un magnifique parcours dans les arts et la culture.  

A l'occasion d'une interview de Christian Ruby à propos de son nouveau livre, Abécédaire des arts et de la culture, on peut lire la présentation suivante : « Christian Ruby est l'auteur de nombreux ouvrages notamment sur la figure du spectateur, l'esthétique ou l'histoire de la philosophie (…) il vient de publier un Abécédaire des arts et de la culture, formidable réflexion sur les arts et la culture en mouvement invitant les lecteurs à construire leurs propres parcours sans céder aux normes et convenances habituelles ». Cela est juste mais c'est oublier, à mon avis, une chose essentielle : ce livre est avant tout l’œuvre d'un philosophe qui renoue avec l'une des questions les plus anciennes et les plus difficiles de la métaphysique. En ce sens, Christian Ruby est bien le contemporain des anciens. En effet, cet abécédaire retrouve le problème qui, dans les grands dialogues, ne cessait de tourmenter Platon : celui de l'opposition de l'un et du multiple. Il faut se souvenir des pages fameuses du Parménide où Platon tente désespérément de sauver la participation du sensible (et donc de la multiplicité et du devenir) à l'intelligible (et donc à l'unité du concept comme on le dirait aujourd'hui) en introduisant d'ailleurs une mobilité des Idées comme si le mouvement de la vie s'introduisait là où il aurait dû pourtant s'immobiliser. Qui réfléchit ne peut, je pense, rester insensible à pareille difficulté quelque que soit le sujet abordé. Combien d'ouvrages sur l'art s'y sont perdus en posant le problème sous sa forme classique que l'on pourrait résumer ainsi : Comment comprendre sous un même concept (celui d’Art) un totem des Nouvelles-Hébrides et un tableau de Delacroix, Notre Dame de Laon et un tapis du Karakorum, une poupée Hope et une casse Mossi ? Si à première vue la question semble légitime et intéressante, elle pose en réalité mal le problème au risque de passer à côté de ce qu'elle veut découvrir. Penser ainsi, c'est réduire  l'Art (où le singulier domine) à « un concept synthétique grâce auquel assigner les arts à une pensée de l'Art » (page 27, « Art / Arts) qui aurait pour conséquence (ou comme but) de pouvoir hiérarchiser les œuvres délimitant ainsi le bon goût du mauvais. L'auteur s'oppose à ce type d'approche considérant qu'il faut au contraire être au plus près de la pratique artistique, au plus près de son mouvement, à la vie même des œuvres et de ceux qui la font ou la défont. Il s'agit de réapprendre à penser ou plutôt d'apprendre à penser ce qui par définition échappe à la pensée : le devenir, la multiplicité, la pluralité, la diversité sans pour autant céder au préjugé inverse (celui de la dispersion ou de l'éparpillement). Or si nos concepts classiques laissent échapper le réel alors que nous avons le désir de nous y conformer plutôt que de l'enfermer dans ce qui est autre que lui, il est nécessaire d'en inventer de nouveaux. Si, comme l'affirme Deleuze, la philosophie est invention de concepts alors ce livre est incontestablement un livre de philosophie. En parcourant chacune des rubriques de l'abécédaire nous saisissons la culture comme vie. La culture est en vie, elle ne cesse de renaître, de se transformer, de se contredire, elle est peut-être même la vie dans ses multiples manifestations. Ce livre sur la culture n'est peut-être rien d'autre qu'une phénoménologie du vivre, une ontologie du sensible. Il faut partir du multiple, du pluriel et tâcher d'y demeurer sans pour autant abandonner tout espoir de le penser c'est-à-dire d'en dessiner les contours, les lignes de fuite, les horizons. Et cette diversité ne peut être pensé que comme un Archipel, concept clé me semble-t-il pour comprendre l’œuvre de Christian Ruby.

Or quelle autre forme qu'un abécédaire pourrait mieux faire voir la mobilité des arts et de la culture ? Celle-ci déjoue d'emblée les attentes du lecteur, l'indispose même puisqu'il en cherchera vainement le fil conducteur. L'ordre alphabétique supplée celui de la progression, de la démonstration et donc de la linéarité à laquelle nous sommes si habitués. Voilà donc un livre qui se propose de réfléchir sur les arts et la culture et qui pulvérise les concepts et leurs trajectoires. On se sent d'abord perdu comme si on frustrait ainsi notre désir d'unité. Et pourtant, par une sorte de transformation intérieure, on sent peu à peu qu'on navigue à même les rubriques. De cette diversité affleure une cohérence respectueuse de ce qu'elle lie. On est à même le sol et on distingue une unité du divers différente de celle de l'essence. On ne regarde plus les choses d'en haut, d'un hypothétique ciel intelligible pour les embrasser en un même lieu mais du bas, de la pratique même. Ce livre est à lui-même ce qu'il décrit, ce qu'il veut montrer, c'est-à-dire un archipel, une expérience culturelle. On a alors cette sensation paradoxale de saisir simultanément l'un et le multiple sans que l'un l'emporte sur l'autre. Pour saisir une réalité toujours mouvante, l'auteur n'avait peut-être pas d'autre choix que de faire advenir une œuvre d'art philosophique afin d'émanciper le lecteur de ses attentes. La pensée a donc en commun avec la culture de se fossiliser mais aussi de ne jamais mourir totalement. Même morte dans l'écriture, elle ressuscite toujours sous d'autres formes. L'esprit est en vie et en ce sens il est corps, il prend corps. C'est cette vérité qu'ignore ceux qui pensent tout savoir de la culture en se lamentant justement de sa disparition. Voir, faire voir mais surtout être à l'intérieur, dedans et non du dehors. La déprise de soi est donc ce à quoi invite le livre et en cela il est fidèle à ce qu'il dit des arts et de la culture.

Outre cette dimension métaphysique de l’œuvre, elle comporte également une multiplicité de contenus, d'idées, de références qui indéniablement font prendre conscience au lecteur de la polymorphie de la réalité culturelle. Les champs disciplinaires (sociologie, histoire, philosophie, politique...) se recoupent, s'opposent, se traversent, s'entre-pénètrent et se nourrissent en donnant à voir l'infinie des ramifications. Les lectures sont alors multiples et chacun peut trouver de quoi remettre en question sa propre pratique culturelle. On pourrait, par exemple, réunir toute une série de ses rubriques sous le titre « Préjugés des philosophes » (en plagiant Nietzsche). Christian Ruby, ancien professeur de philosophie, semble prendre un malin plaisir à se moquer de ses collègues. Pour s'en convaincre il suffit de lire le chapitre consacré à l'animal qui sonne comme un avertissement à ceux qui s'évertuent encore aujourd'hui à faire taire les animaux avec Descartes pour mieux faire entendre son perroquet. Il existe tant d'autres livres (ceux de Dominique Lestel par exemple) sur cette question qu'on ne peut que s'étonner de leurs absences dans les manuels scolaires. Là encore il montre que nulle frontière (ici humanité / animalité) ne saurait être éternelle et combien elle n'est jamais neutre politiquement. Et que dire du préjugé partagé comme une évidence par ceux qui appartiennent à la sphère de la « culture cultivée » (autre concept riche de signification) qui se lamentent du défaut de lecture chez les jeunes générations : « Il est leur est reproché de ne plus lire dès lors que la lecture est assimilée à la lecture du livre, qui plus est du livre littéraire, sans considérer que leur mode de lecture peut être différent et leurs centres d'intérêts multiples (BD, mangas, polars, documents…) » (page 132). Que dire encore de l'usage peut-être trop fréquent de l'esthétique de Kant, par ces professionnels de la philosophie, pour donner à la beauté son universalité afin de sauver la « hiérarchisation » des œuvres et ainsi asseoir leur domination. Ne devrions-nous pas pour de bon,  comme Tristan Tzara, dire « Merde à la beauté » ? comme semble le suggérer à la page page 37 Christian Ruby.  Que dire enfin de cet étrange oubli de l’œuvre de Bourdieu que l'auteur se refuse justement d'enterrer en rappelant très justement que « les sociologues ont montré que la référence classique à un sens commun est biaisée, puisqu'elle repose sur les habitus culturels et la violence symbolique imposée par les institutions de la culture cultivée » (page 38).  Comment à la lecture de ce livre ne pas interroger sa propre pratique des arts ou de la culture pour justement redonner à ceux-ci et à notre vie une plus grande liberté ? Et enfin comment dans ce cas ne pas poursuivre la proposition de Christian Ruby à propos d'une définition possible de l'art formulée au chapitre consacré à la « censure » : « On peut dire que l'art est une force immanente de résistance au présent, comme le prétendait le philosophe Herbert Marcuse ».

Ce que nous venons d'écrire n'épuise en rien la richesse des parcours, des thèmes abordés (civilisation, domination culturelle, racisme culturel, relativisme, ethnocentrisme…). Un abécédaire ne se résume pas, il s'expérimente, dérange, donne une multitude d'informations sur ces sujets en laissant à chaque fois au lecteur la liberté de pouvoir s'engager sur un terrain que gardent bien jalousement les philistins de la culture. Pour conclure, laissons l'auteur commenter son propre travail : «  (…) parler ainsi des arts et de la culture implique aussi qu'on s'affranchisse de certains schémas de pensée répandus qui visent à affirmer des valeurs et des normes, à poser des objets de référence ou à manifester une supériorité. Ces discours du temps tuent les arts et la culture en les renvoyant à l'identité, l'héritage, la tradition, la transmission, les repères, ect. De là, la censure de tout ce qui contredit ces présupposés ». Ainsi ce livre, on l'aura compris, est aussi un combat pour que la culture appartienne à tous et non plus seulement à ceux qui en jugent en assignant à chacun sa place