Reality de et avec Daria Deflorian et Antonio Tagliari, au théâtre de la Colline.
« Que voient-ils? ». Daria Deflorian se tient là debout, au milieu en fond de scène, face au public, avec les mots de Janina Turek en bouche – ceux-là mêmes que la vieille femme s'était écrit sur une carte postale trente-deux jours avant de mourir – et pose cette simple question qui laisse l'adresse en suspens.
Que voyons-nous ? Que la pièce se termine à l'endroit précis du plateau où elle avait commencé. Que toute la pièce se tient dans cette respiration, le dernier souffle de Janina dont on ne finit pas d'imaginer la vie. Les deux comédiens interrogent la vie de Janina Turek tout comme ils interrogent la scène - ce que l'on peut y voir, ce que l'on peut y raconter, y penser.
Les indices : 748 carnets écrits sur 57 années de vie par Janina Turek qui ne voulait y répertorier que « la réalité, seulement et uniquement les faits », les classant selon des catégories très précises telles que « coups de téléphones », « cadeaux reçus », « spectacles de théâtre », « petits-déjeuners », « déjeuners », « dîners » mais aussi « événements spéciaux » ou « personnes croisées rapidement ». Autant de faits scrupuleusement notés et numérotés chronologiquement dans chaque catégorie, moins par souci de mesure comptable que d'archivage précis de son existence en temps réel, depuis ce jour de l'année 1943 où son mari a été arrêté par la Gestapo, puis déporté à Auschwitz Il y a aussi des cartes postales, au nombre de 3000, qu'elle s'écrivait à elle-même. De cette vie consignée en des listes dépassant parfois la dizaine de milliers (84 523 « personnes rencontrées »), Daria Deflorian et Antonio Tagliarini développent un jeu délicat et humaniste qui nous met en empathie immédiate et sincère avec cette vieille femme polonaise qu'était Janina Turek.
La première scène met tout de suite le regard du spectateur en jeu. Tour à tour les deux comédiens s'essaient à mourir sur scène, non pas à jouer le mort mais à comment jouer Janina en train de mourir d'une crise cardiaque en pleine rue à Cracovie. Et l'un de s'impatienter :« je perds du temps là car je ne sais pas comment mourir ». En plus d'être drôle, cette scène installe le principe de jeu : une mise en abîme qui démultiplie aussitôt les dimensions du plateau, ses espaces, ses temporalités, ses adresses. Les comédiens jouent tout à la fois leur propre rôle de comédiens et celui de conteurs s'adressant directement au public pour leur narrer une histoire. Mais ils sont aussi spectateurs, parfois en retrait du jeu de l’autre, observant, silencieux et attentif, ce qui se déroule sur scène. Ils sont encore tout deux le corps de Janina rejouant les scènes de vie imaginées, plus rarement ses paroles. Car la pièce est un discours sur, une enquête dans laquelle la scène est l'outil du questionnement : les comédiens cherchent - et nous cherchons avec eux - ce qui a été vécu dans cette réalité.
Le plateau devient le lieu où l'on joue à reconstituer les scènes de vie. Quasi-nu au départ, il s'habille progressivement d'éléments de décor simples qui servent à situer et relier des moments ordinaires de vie enregistrés dans les carnets de Janina Turek. Ainsi, autour des cinq projecteurs sur pied disposés en différents endroits, apparaissent un à un, en constellation, de nouveaux espaces de jeu, identifiés par un meuble ou un accessoire : un grand sac pour faire les courses, un paillasson, une table et deux chaises, un fauteuil, une pièce de monnaie et une fenêtre donnant sur la rue sur le côté droit de la scène mais que l'on ne voit pas.
Daria Deflorian et Antonio Tagliarini utilisent la scène pour tramer les souvenirs et les pensées qui se cachent dans l'épaisseur de l'ordinaire (un déjeuner frugal consommé en 1991, une tasse de café noir avalée le 2 janvier 1957, un programme télé visionné le 11 novembre 2000…), se demandant si les trous entre les faits enregistrés sont « la partie obscure, invisible ou (si) c'est tout ce qu'il y a autour qui crée le trou? ». C'est dans ces abîmes de réalité, que n'épuise aucun fait, que la pièce se déploie, tout en finesse et poésie.
Et comme « la vie est un point de vue », les deux comédiens se plaisent à les faire varier. Ils incarnent côte à côte simultanément Janina debout et assise. Une tasse de café peut coexister à la fois entière et cassée en deux endroits différents de la scène, densifiant ainsi l'espace temporel du plateau, pour nous dire la solitude du personnage dont la vie se ralentit avec l'âge.Une vie parsemée toujours davantage de « personnes croisées rapidement » et de « programmes télé », dernier événement enregistré de son vivant. Tout se dédouble alors d'une autre réalité possible : celle qui n'a pas été écrite mais qui est jouée et qui, pourtant, a peut-être été vécue.
Ainsi le fil de ce qui nous est raconté ne peut être linéaire, dans cet espace à la fois physique, imaginaire et fictif qu'est la scène. Le déjeuner du 3 décembre 1981 fait écho à celui du 1er octobre 1996 tout comme il renvoie à celui de 1956, où il fut question d'une saucisse douce et d'une compote de pommes. On peut savourer une tasse de café noire le 2 janvier 1957, premier des « événements spéciaux », l'année de ses 36 ans et avoir 79 ans devant son téléviseur l'instant d’après, puis s'amuser à 27 ans à rattraper une pièce de monnaie que l'on fait tomber de son coude.
Reality se construit dans la rencontre de ce qu'il y a de commun : ce quotidien ordinaire qui est celui de tous, ce temps que l'on essaie de saisir (de façon toujours plus comptable de nos jours), la vieillesse qui est à la fois le futur et le présent de chacun, l'espace-temps du théâtre qui réunit comédiens et public autour de personnages dans la complicité d'une représentation. Daria Deflorian et Antonio Tagliarini tricotent un récit à plusieurs fils puis le détricotent en tirant l'un d'entre eux, l'apparente réalité des choses qu'il nous semble percevoir. Reality nous montre ainsi tous les possibles, parfois contraires, que seule la scène peut faire exister.
Et cette question en miroir qui persiste bien après que l'on ait quitté la salle : Qu'avons-nous vu sur scène ? Que voyons-nous de la réalité de nos vies ?
Reality, à partir du reportage de Mariusz Szczygieł.
Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris : au théâtre de la Colline du 30 Septembre au 11 Octobre 2015 , du mercredi au samedi à 19h et le dimanche à 18h30.
Spectacle en italien surtitré en français.
Mise en scène et interprétation : Daria Deflorian (artiste invitée à la Colline pour la saison 2015-2016) et Antonio Tagliarini
Crédits photo : Elisabeth Carecchio