La construction idéologique et artistique de la représentation du Bon Larron comme un possible modèle de chrétien.
On n’attendait pas forcément Christiane Klapisch-Zuber, spécialiste de l’histoire sociale, de la famille et d’anthropologie historique de l’Italie médiévale, ainsi que pionnière de l’histoire des femmes, sur une histoire du Bon larron « dans l’art et la société ». Pourtant, dès le choix de son titre, Le voleur de Paradis, elle montre toute la complexité, voire les antinomies, d’une figure qui en dit finalement long sur les contradictions de la société entre les XIVème et XVIème siècles. Voler le paradis n’est-ce pas en effet perdre de facto le droit d’y siéger ? Pourtant, on sait que l’Eglise a in fine jugé ce Bon larron suffisamment en odeur de sainteté pour faire du 25 mars sa fête.
C’est entre ces deux pôles contraires, et en même temps complémentaires dans la variété des usages ainsi rendus possibles, que navigue l’historienne. Menant sa barque à travers un magnifique ouvrage richement illustré, elle entend tenir les fils de l’érudition la plus poussée tout en rendant compte des riches enjeux sociaux que ce larron nous fait apercevoir, même à son corps défendant .
Qui était le Bon larron ?
Le premier attrait de ce livre est de se lire comme une enquête policière. Au commencement, la seule certitude du lecteur est qu’il y a bien eu une mort. Il y en a même eu trois, celle de Jésus et celles de deux malfaiteurs crucifiés en même temps que lui. La première tâche de Christiane Klapisch-Zuber est ainsi de remonter aux sources, soit aux évangiles et aux textes apocryphes comme Les Actes de Pilate ou L’Evangile de Nicodème. Elle va ensuite s’intéresser aux représentations iconographiques, aux reliques qui entourent l’évènement de la crucifixion, à l’aménagement des lieux saints.
Ce qui ressort de ces développements savants, ce sont tout d’abord des noms, soit Dismas pour le Bon larron et Gestas pour le mauvais larron. C’est ensuite un positionnement qui, s’il n’était pas consolidé dans les premiers temps de la peinture byzantine et occidentale, voit le Bon larron à la droite du Christ et le mauvais larron à sa gauche. On retrouve ici l’ancienne prévention contre le côté gauche, connoté de manière négative. On passera sur les réflexions de l’emplacement de la croix, sur sa forme, sa constitution ou encore sur le devenir de la croix du Bon larron. Ce qu’il importe de retenir, c’est que l’historienne dessine l’évolution de la scène telle que se la représente la société occidentale – et plus particulièrement toscane puisqu’il s’agit de l’espace géographique privilégié par l’auteur – à travers les différents récits, théoriques ou de voyages. Il ne faut pas s’arrêter au caractère touffu de cette érudition, parfois déroutant, mais saisir les enjeux de ces discussions .
Enfin, la minutie des recherches offre d’intéressantes réflexions sur les va-et-vient entre les récits de pèlerinage sur les lieux saints et l’évolution des représentations picturales, qui, en retour, conditionnent le regard de voyageur. L’œil ne voit souvent que ce qu’il veut bien voir. Les pèlerins arrivent avec leurs images mentales du Bon et du mauvais larron. On voit à partir de là la pertinence d’un travail portant sur cette figure comme révélateur de représentations sociales.
Le Bon larron, une pluralité de modèles sociaux
On comprend que dans des sociétés obsédées par la question du salut de l’âme , le fait qu’un criminel ait pu obtenir le Paradis, qui plus est sans passer par la case Purgatoire, suscite au minimum de l’intérêt. Un nombre croissant de tableaux à partir du XIIIème siècle témoigne de cela lorsqu’ils représentent le Bon larron tourné vers le Christ. Par opposition, le mauvais larron apparaît alors en retrait, ou dans une attitude de rejet, quand ce n’est pas un démon qui vient s’emparer de sa proie. Le Bon larron offre ainsi un espoir de salut, à travers le modèle d’une « bonne mort ». L’auteur fait remarquer à juste titre la concomitance qui se fait jour entre les exécutions publiques et l’émergence des confortatori qui entendent faciliter la mort en donnant pour modèle le Bon larron. Celui-ci est ainsi l’ultime viatique des condamnés à mort. On mesure à cet égard le caractère politique de l’analyse de Christiane Klapisch-Zuber qui montre que le larron assure une forme de contrôle sur les condamnés. Par le rachat de son corps, s’offre ainsi une forme d’échappatoire aux hommes que le supplice attend. Le contrôle social passe ici du bio-pouvoir au nécro-pouvoir .
Outre ce premier rôle, grâce à l’inventivité des artistes, le Bon larron revêt d’autres aspects. Il devient celui qui accompagne le Christ dans les limbes. Il s’invite même dans la visite que le Christ est censé rendre à sa mère, épisode magnifiquement illustré par le Titien avec son Apparition du Christ à sa mère . De parangon de la « mort chrétienne », il devient compagnon du Christ. Son supplice est assimilé au martyr. Il n’y avait plus qu’un pas à franchir pour en faire un intercesseur, et même un saint. Pas qui sera franchi et donnera lieu à l’apparition de reliques faites de la croix du Bon larron. Comme le dit Christiane Klapisch-Zuber, « les artistes l’ont ainsi dégagé de la figure suppliciée et douloureuse enfermée dans le cadre sanglant du Golgotha. Celui qui fut pour les franciscains et resta pour les jésuites le meilleur passeur de la bonne mort put alors grimper les marches des autels, être offert dans sa vérité humaine comme une image convaincante de la promesse de salut faite au monde croyant » . A travers des représentations, l’auteur saisit les transformations du paysage mental de la société occidentale. Toutefois, loin de le saisir in abstracto elle le fait en insistant sur les instances qui président à ces changements, avec en premier lieu l’Eglise.
Finalement, le Bon larron, de par la rareté des données initiales le concernant, a offert une substance malléable, susceptible d’être donnée en exemple. Les tableaux le mettant en scène, tout comme d’ailleurs les traités plus théoriques, reflètent cette évolution que Christiane Klapisch-Zuber analyse avec brio. Ainsi, bien plus qu’un livre sur l’histoire de l’image du Bon larron, c’est un livre sur la croyance, ou plutôt les croyances, de la société occidentales en quête de salut