L'ouvrage de Lilian Mathieu a comme perspective de décrire les réalités du vécu des prostituées et prostitués, ainsi que de faire état des débats sur ce sujet dans le mouvement féministe.

Le 11 août dernier, Amnisty International a fait une sortie très remarquée en publiant un projet de résolution appelant à la mise en place d' " un cadre légal dans lequel tous les éléments du travail du sexe seraient dépénalisés ". Avec ce positionnement, l’ONG revient sur un débat qui déchaîne les passions, comme l’illustrent les divisions sur cette question au sein même du féminisme. Ces clivages reflètent la sensibilité et l’émotion que véhicule naturellement la question de la prostitution, qui implique un processus de marchandisation du corps humain, une exploitation de celui-ci par autrui. Mais ces débats illustrent également la difficulté qu’il y a à appréhender ce sujet éminemment complexe. Prenant ses distances avec certaines idées préconçues reposant plus sur des présupposés idéologiques que de véritables enquêtes de terrain, Lilian Mathieu tente de dresser un portrait de la prostitution, de son évolution et de sa perception, en montrant que celle-ci est plurielle et mouvante, évoluant en fonction du contexte économique, social, moral et juridique.

Le  " stigmate de la pute"

Au début de son ouvrage, Lilian Mathieu explique appuyer son analyse de la prostitution sur la labelling theory élaborée par Howard Becker (1963) pour qui la déviance renvoie avant tout à une catégorie résultant des interactions entre ceux qui respectent la norme et ceux que sont qualifiés de déviants par ces premiers car ne respectant pas cette norme. Il faut savoir que la « norme » est mouvante et selon Becker établie par des  " entrepreneurs de morale ". Ainsi, pour Lilian Mathieu, la catégorisation de la prostitution en tant que " problème social"  résulte avant tout d’une " croisade morale"  contribuant à la construction d’une identité dégradée des prostitué-e-s. Le sociologue français choisit également de mobiliser la notion de stigmate de Goffman   entendue comme " un attribut qui jette un profond discrédit". L’individu pratiquant une activité jugée déviante évite les interactions au sein desquelles la révélation de cette activité peut lui porter préjudice, favorisant ainsi l’entre soi et l’isolement social. Ainsi, " la prostitution existe avant tout, sociologiquement parlant, comme un stigmate particulier qui a été appliqué à une personne au point qu’elle se reconnaît dans cette catégorie, en intériorise les attentes de rôle et adapte sa conduite en conséquence "   .

Si la prostitution est considérée par l’auteur comme le résultat stigmatisant d’un processus de catégorisation, il précise que celui-ci n’est en rien univoque et dépend notamment de l’encadrement social et juridique à l’œuvre. Pour le sociologue, trois principaux régimes d’encadrement de la prostitution se sont affrontés depuis le XIXe siècle : "le prohibitionnisme qui interdit la prostitution, le réglementarisme qui, en lui définissant un cadre légal, lui accorde une forme de reconnaissance, et l'abolitionnisme qui entend faire disparaître une activité jugée intrinsèquement oppressive"   . L’auteur note toutefois que peu importe le régime dont les États se revendiquent, la plupart des politiques visant la prostitution " se rejoignent par leurs enjeux et leurs conséquences"   : il s’agit de réduire la visibilité de la prostitution au sein d’espaces publics moralisés avec des approches plus pénales que sociales se caractérisant "par la priorité qu’elles donnent aux instruments répressifs plutôt que redistributifs"   . De cette forme de régime de droit criminalisant résulte une dégradation de la condition des prostituées et prostitués, une précarisation accrue et une accentuation du processus de stigmatisation subi par ces derniers.

Un phénomène social pluriel et complexe

Derrière la simple définition de la prostitution comme échange de services sexuels contre rétribution, se cache une réalité infiniment plus complexe et plurielle. Lilian Mathieu tente d’apporter un éclairage sur cette réalité qui va des prostituées et prostitués sans papiers du périphérique parisien et travestis du bois de Vincennes aux escortes des grands hôtels. Pour l’auteur, la prostitution s’insère dans deux logiques étroitement imbriquées, l’une spatiale et l’autre économique. Ainsi, " la nature plus ou moins sordide ou luxueuse du lieu de la rencontre entre la personne prostituée et de son client est en grande partie fonction du degré de précarité de la première et du niveau d’aisance financière du second"   .

De ces deux logiques découle une forme de hiérarchisation des types de prostitutions. Ainsi, les formes les plus précaires de prostitution prennent place dans les lieux les plus lugubres et s’exercent dans l’espace le plus immédiat tel que la voiture du client. Dans le cas de ces dernières, les conditions matérielles d’existence particulièrement difficile de ceux et celles qui la pratiquent les rendent  plus enclines à accepter certaines pratiques plus à risque et moralement et physiquement plus violentes. Les formes de prostitutions les plus "huppées"  apparaissent quant à elles plus dissimulées et sont moins ciblées par  la répression policière.

Les territoires de prostitution décrits par l’auteur, bien souvent mouvants, car dépendant d’un ensemble de facteurs juridiques, sociaux et économiques, sont sources de tensions et de rivalités entre groupes de prostituées voir entre prostituées pris individuellement. Faisant appel à la théorie des champs de Bourdieu, Lilian Mathieu décrit un mode compétitif où la position de chaque acteur vis-à-vis de ses concurrents va être définie par les capitaux dont il dispose. Cette analyse pose la question de la prostitution en tant que travail. Lilian Mathieu évoque d’ailleurs la critique marxiste de Julia O’Connell Davidson pour qui la prostitution n’est qu’un reflet de la dérive de l’économie capitaliste, où le client jouant le rôle de l’employeur a certains droits sur le corps de la personne qu’il rétribue. La condition des prostitué-e-s est ici comparée à celle des ouvriers.

Dans Sociologie de la prostitution, la prostitution est présentée comme une activité spécialisée avec des pratiques qui lui sont propre et qui impliquent la maîtrise de trois types de compétences :  parasexuelles, défensives et relationnelles. Ces pratiques permettent aux prostituées de se protéger dans le cadre d’une activité difficile qui implique de nombreux risques. Ils et elles s’inscrivent donc véritablement dans des " carrières prostitutionnelles"  (référence au principe de « carrière déviante » de Becker). Lilian Mathieu explique toutefois qu’à la différence d’un travail de l’industrie du sexe où la vérité peut être maquillée, la personne prostituée doit dissimuler totalement son activité faisant ainsi ressortir le stigmate comme "le cœur de la condition de prostitué"   .

Notons que dans ce tableau de la prostitution dépeint par Lilian Mathieu, il aurait été intéressant de voir l’auteur s’interroger sur le développement d’internet. A-t-on par exemple assisté à une évolution de certaines pratiques ou même à l’émergence d’une prostitution d’un nouveau type prenant forme dans une spatialité différente ?


La prostitution au cœur d’un débat passionné

Les prostitué-e-s sont-ils ou elles avant tout les victimes « forcées » d'un esclavagisme moderne résultant d’une "traite"  mise en œuvre par de puissantes organisations mafieuses ou des " travailleurs et travailleuses du sexe"  consentants ? La prostitution est-elle un choix "libre" ou déclaré, ou s'agit-il d'un consentement par défaut, ou vicié ? À la fin de son ouvrage, Lilian Mathieu revient sur ces questions qui caractérisent les débats entourant la prostitution.
Pour celui-ci, dans l’imaginaire collectif, la prostituée est souvent présentée comme une fille crédule et vulnérable abusée par un proxénète usant de tromperie, pression ou violence. On retrouve ici une production victimaire de la prostitution liée à une représentation stéréotypée du « Mac » qui empêche de saisir  "la diversité tant des incarnations du proxénète que des relations qui l’unissent à une ou des prostituées"   . À titre d’exemple, l’auteur évoque les rapports de domination et phénomènes de racket entre prostituées, les "compagnons de galères"  partageant une addiction à la drogue avec la personne prostituée ou les compagnons des travestis certes "pleinement virils "  et "musclés et tatoués"   , mais surtout complètement dépendants économiquement. Ainsi, pour le sociologue, le proxénète renvoie avant tout à "un personnage récurrent, mais en fin de compte accessoire d’un monde de prostitution qui peut « fonctionner » sans lui "   .
En prenant donc rapidement ses distances avec la thèse largement répandue de la traite comme cause principale de la prostitution, l'auteur met en lumière les intérêts et les limites de chacune des positions relatives à la question de la prostitution depuis les années 1990, durant lesquelles on a assisté à une politisation des questions sexuelles. Le sociologue revient sur la manière dont certains courants féministes se sont emparés de la question de la prostitution, remobilisant par là même le mouvement abolitionniste alors que paradoxalement que les représentants de dernier sont pour la plupart porteurs d’une vision conservatrice. L’auteur évoque notamment la présentation extrêmement paternaliste qui y est faite de la situation des prostituées. La posture abolitionniste va connaître un certain succès auprès des politiques publiques en raison de l’irruption sur les trottoirs des grandes villes françaises de prostituées étrangères. Les autorités converties à l’abolitionnisme vont ainsi mettre en place des dispositions visant à "moraliser les espaces urbains par une clandestinité accrue de la pratique prostitutionnelle, tout en légitimant le rapatriement forcé des migrants"   .

En s’appuyant sur plusieurs recherches récentes, le sociologue met finalement en avant le fait que la prostitution émerge surtout au sein des populations économiquement et culturellement défavorisées où l’on retrouve notamment une grande partie des personnes en situation illégale. Au sein de cette prostitution, que l’auteur identifie comme plutôt féminine et destinée à une clientèle principalement comme masculine, s’entrecroisent une multitude de rapports de domination qui ne s’arrêtent pas simplement au rapport de genre (le sociologue pense particulièrement aux rapports de classe et de " race"), une multiplicité qui résulte notamment de l’hétérogénéité constitutive de la réalité prostitutionnelle.

La prostitution suscite donc de nombreux débats en particulier autour de ce qu’elle est et sur la manière dont elle doit être traitée. Or penser ce phénomène difficile à appréhender en raison de son illégalité et de sa complexité exige de se départir de certains lieux communs en ayant une connaissance poussée de ce sujet. Selon Lilian Mathieu, "la sociologie de la prostitution se fourvoie chaque fois qu’elle s’engage dans une interprétation univoque et définitive plutôt que de l’envisager dans son hétérogénéité et dans ses ambiguïtés constitutives "   . Avec son livre, l’auteur qui s’appuie sur un ensemble de travaux, une littérature fournie, mais également ses propres recherches, apporte un éclairage intéressant qui aidera le lecteur à mieux appréhender les enjeux du débat