Souvent cité mais méconnu, le philosophe américain John Dewey méritait bien qu'on lui consacre une introduction ; Joëlle Zask, traductrice de certaines de ses œuvres, accomplit cette tâche.  

Découvrir ou redécouvrir John Dewey   , ce philosophe américain qui fut pédagogue, journaliste, professeur d’université, militant socialiste, défenseur des droits, promoteur de la démocratie participative, celui dont beaucoup parlent parfois avec compétence, souvent de seconde main, est une tâche désormais facilitée par cet ouvrage lisible et organisé avec talent. Pour indiquer l'importance de cette pensée, et la situer dans un panorama un peu caricatural, disons qu'elle prend place dans un triple jeu, au cœur de la philosophie politique : un jeu occupé par la tradition allemande d'un côté, concentrée autour de l'Ecole de Francfort, et la tradition française de l'autre, au sein de laquelle la question de la démocratie est toujours référée à Jean-Jacques Rousseau.

Ceci précisé, la teneur du propos de Dewey, rapportée au contexte de son élaboration – constamment rappelée : nazisme, racisme, colonisation, stalinisme –, est ainsi résumée par l'auteur de cet ouvrage : c'est une pensée que l’on peut dire à bon droit « pragmatique », qui a vocation à être un auxiliaire des publics démocratiques, l'outil de leur formation, le réservoir méthodologique de leurs investigations, enfin, l'horizon de sens qui organise leurs efforts, fédère leurs initiatives et justifie leur participation à la vie publique. Aussi peut-on présenter cette pensée et les ouvrages de références, en insistant sur le fait que la pensée de la démocratie, selon Dewey, ne peut se contenter de statuer sur la définition d'un régime politique, elle implique, chez lui, une pédagogie. Cette dernière a notamment été conçue à partir d'un constat, qui n'est sans doute pas uniquement un fait d'époque, quoique le contexte directe pousse à s'y ancrer : compte tenu de l'échec de la démocratie devant le nazisme, il ne suffit pas et il ne suffit plus de proposer des définitions de la démocratie, comme par ailleurs de la société, en termes de substance, si on n'a pas le souci de la mettre à la portée de ses membres ! Qu'il s'agisse de la démocratie libérale, ou non, finalement, l'intérêt sur ce plan de la démarche de Dewey est de faire de la pédagogie de l'individu démocratique, le cœur de sa réflexion. Ce qui le conduit à la question des « relations sociales » (par différence, précise l'auteure, avec celle des « rapports sociaux ») et à celle du « social ». Joëlle Zask précise les questions centrales qui se posent à lui : quelles sont les conditions individuelles et collectives de l'association ? Comment distinguer l'association véritablement humaine de celle qui ne l'est pas ? Quel rôle l'individu joue-t-il dans cette association ? Quelle différence existe-t-il entre le privé et le public ? Quels sont les effets de l'isolement et de la désocialisation ? Surtout, précise-t-elle encore : que faire, suivant quelle méthode et quels buts, pour surmonter les dysfonctionnements collectifs et les pathologies sociales ?

L'ouvrage se distribue en cinq parties. La première est consacrée à la philosophie sociale de Dewey, elle en indique la signification et la fonction, en insistant sur le rapport entre la politique et les mœurs. La deuxième partie s'intéresse à la critique, par Dewey, de la philosophie politique. La troisième partie se concentre sur l'une des originalités de Dewey : avoir exigé que la philosophie sociale et politique procède d'enquêtes ; encore s'agit-il par là de comprendre que les investigations du chercheur sont insérées dans les relations sociales et transforment ces dernières ; pour Joëlle Zask, cette démonstration constitue le legs essentiel de Dewey ; elle oblige par conséquent le chercheur à se poser la question de savoir quelles enquêtes conduire en démocratie, quelles méthodes, quelle formation sont nécessaires pour y parvenir. La quatrième partie de l'ouvrage est alors entièrement consacrée à cette question et aux différents aspects de l'enquête sociale, sa nature, mais aussi son mode de fonctionnement, les obstacles rencontrés, et les relations sociales construites dans le cours de l'enquête. Enfin, la cinquième partie de l'ouvrage synthétise les résultats théoriques et pratiques obtenus grâce à cette méthode ; elle est centrée sur l'auto-organisation du public, dans le cadre de la démocratie. Signalons encore que l'ouvrage, outre une bibliographie, est accompagné d'encadrés, dont la fonction est à la fois de permettre la première rencontre avec les œuvres, et de préciser tel ou tel concept employés dans le cours de la démonstration.

Joëlle Zask a raison d’insister aussi sur la signification de la philosophie chez Dewey. Cette philosophie a pour fonction d’aider à identifier les problèmes des hommes, dans des termes qui permettent de les surmonter. Elle ne concerne pas les seuls philosophes. Elle s’inquiète des problèmes sociaux et de leur conversion en problèmes publics. Ce qui intéresse le philosophe, ce sont les expériences sociales au cœur desquelles il est possible de raffiner des concepts généraux comme : Etat, liberté, loi, individu, ordre, progrès,... et dans lesquelles se joue la capacité de chacun à identifier par lui-même les problèmes sociaux et les troubles dont il pâtit. On reconnaît là l’idée que traduit un terme en train de passer de plus en plus dans la langue française courante : l’empowerment, c’est-à-dire la théorie qui insiste sur l’importance cruciale de la participation directe des individus à la production des conditions de leur propre existence.

L’auteure insiste fort justement sur l’enjeu de la consolidation d’une culture démocratique dans l’œuvre de Dewey. Evidemment, elle est obligée d’expliciter les ambigüités de vocabulaire dues à la fois aux usages de Dewey et à ceux de la langue américaine. Des passages pertinents (accompagnés d’encadrés) montrent que l’objectif d’une démocratie libérale chez Dewey ne recoupe pas le libéralisme économique (qui constitue pour lui un dévoiement). D’autant que cet objectif est associé non moins, à rebours du libéralisme, à une critique du collectivisme (ou du holisme) et à une critique de l’individualisme. L’individualisme exprime une conception aussi contraire à l’individualité que le laisser-faire l’est à la liberté de tous. Mais tout cela n’a de signification que si l’individu comprend que sa propre socialisation ne relève ni d’une contrainte, ni d’une relation d’obéissance, mais d’une opportunité d’autodéveloppement, dont l’orientation dépend autant des intentions des acteurs que des conséquences imprévisibles de leurs actions. Ce qui implique que l’action sociale repose sur une conception interactionniste des relations entre individus et sociétés. Et simultanément, que l’on déploie une conception précise de l’expérience, ce que Zask résume fort bien   .

Ce n’est d’ailleurs qu’à condition de comprendre ce vocabulaire spécifique : expérience, interaction, enquête, situation, culture,... que l’on peut profiter pleinement de la philosophie de Dewey. Cet ouvrage remplit donc cette tâche d’obliger chacun et ceux qui se « servent » des mots de Dewey à vérifier ses usages, à les confronter aux commentaires et à rectifier au besoin de nombreuses approximations. Cette précaution est typique, par exemple, dans le cas de la notion de « culture », puisque Dewey en use dans une version proche de l’anthropologie culturelle. Et elle permet justement de comprendre que, selon Dewey, une culture qui ne permet pas aux individus d’affronter leur problème est analogue à l’expérience qui ne rétablit pas la liaison entre le sujet et le monde, et se solde par une simple agitation ou par une impuissance radicale.

Revenons brièvement sur l’enquête sociale. Dewey en fait le cœur de sa philosophie sociale. Zask y consacre un chapitre entier. Elle la remet au cœur d’un contexte, et de la critique ouverte du positivisme. Elle en expose les articulations, entrainant un vaste parcours épistémologique autour des questions de formulation des questions, des notions de loi, hypothèse, faits et valeurs, neutralité axiologique... Mais plus subtilement, Zask montre surtout que le développement des sciences sociales ne doit pas confiner à l’édification d’une société d’experts. Une telle société repose sur un présupposé : le public serait incompétent, tandis que le gouvernement serait éclairé. Pour Dewey cette hypothèse n’a pas sa place dans une démocratie participative. Les enquêtes scientifiques des sciences sociales doivent permettre de transformer les réalités sociales, mais en permettant au public de se saisir lui-même des problèmes à traiter.

C’est déjà une manière d’opérer une dernière synthèse. La fin de l’ouvrage s’intéresse en effet à l’organisation démocratique du public. Et l’on voit d’emblée ce qui est en question. Tout d’abord le refus d’englober « public » sous une « passivité » d’essence. Quelle que soit la situation Dewey est attentif au passage du « passif » premier à l’activité par laquelle des humains fédèrent leurs intérêts communs. La première tâche du public est de s’identifier lui-même. On voit les conséquences : la thèse de l’incompétence foncière du public est intenable, d’autant qu’elle entraine un regard négatif sur la démocratie (le pouvoir de la multitude comme régime instable, etc.). Dewey ne cesse de rendre compte des capacités d’auto-organisation du public.

Répétons-le, cet ouvrage peut être abordé de deux manières différentes. Soit on ne connaît pas cette philosophie, et il est temps de s’emparer de ce livre pour être conduit vers les thèses essentielles du philosophe. Soit on connaît déjà cette philosophie, et il est bon de se confronter à la présentation qui en est faite