Franco De Masi a souhaité répondre à notre critique de son livre Les Patients difficiles, paru début 2015 chez Ithaque dans la collection « Psychanalyse ». Nous publions ci-dessous cette réponse. À Nonfiction, nous apprécions beaucoup cette démarche vers le dialogue et encourageons les auteurs à répondre ainsi à nos critiques ; en personne et dans nos pages   .

Voici ce qu'il nous écrit   :

Pour répondre au commentaire qu’Elen Le Mée (Nonfiction, 14 septembre 2015) a fait de mon livre, je voudrais reprendre ses questions et ses critiques sur deux points. 

1. Elen Le Mée se concentre surtout sur ma façon de voir et de traiter les patients pervers et s’étonne que je voie en eux, outre des parties malades, des  « parties saines » . Permettez-moi de clarifier ce point, car il me semble y avoir là un malentendu imputable à ma formulation synthétique, et c’est l’occasion de le dissiper.

Je ne pense pas que chez tous les patients pervers il existe des parties saines ; je ne pense par exemple pas que l’on puisse parler de « parties saines » dans le cas d’un criminel pervers. Ce type de patient, objet d’étude pour la criminologie, ne demandera jamais une thérapie analytique. J’estime, en revanche, que les patients qui souffrent de perversion et qui demandent une thérapie analytique ont une partie  « saine ».

Mais il faut s’entendre sur ce que je veux dire par « partie saine ». Je vous donnerai l’exemple d’un patient gravement sadomasochiste et pédophile que j’ai eu en analyse pendant une longue période et dont j’ai décrit le traitement et ses résultats dans un article publié par l’International Journal of Psychoanalysis (2007, n° 88, p. 147-165 ). Le premier rêve qu’il a apporté en analyse figurait un petit garçon qui s’était fait enlever et emmener dans les bordels de l’Asie du Sud-Est et qui à son retour s’était transformé en un idiot ou un syndrome de Down. C’était un rêve d’angoisse. Mais quelle était la source de l’angoisse ? Plutôt, quelle partie de sa personnalité était prise par l’angoisse ? À mon avis, c’était la partie saine de la personnalité du patient. Le rêve permettait de visualiser le danger que le patient courait du fait d’être de plus en plus soumis à des pratiques masturbatoires perverses, c’est-à-dire à sa partie perverse. Le petit garçon du rêve vient justement décrire la partie saine du patient qui, envahie par la frénésie sexualisée perverse (le bordel), menace son esprit et sa santé mentale (le petit garçon devient, en fait, un idiot). Donc, dans ce cas, il ne s’agit ni de ramener le patient dans le « droit chemin » ni de le réorienter en s’appuyant sur sa bonne partie. Ici, la  bonne partie, c’est sa capacité de représenter, de « voir » l’effet produit sur son esprit par l’invasion de la partie perverse.

Une des raisons pour lesquelles il était venu en analyse était qu’au fil du temps il avait à tel point perdu le contrôle de ses pratiques masturbatoires sadomasochistes qu’il craignait d’en être complètement submergé et de devenir fou. Dans la perversion, mais aussi dans d’autres maladies graves comme la psychose, la partie saine n’est pas libre mais soumise, séduite par la partie perverse ou psychotique ; elle est, par conséquent, incapable de prendre le gouvernement de l’esprit et de guider le patient.

Je trouve que la différenciation entre les parties saines et les parties malades (perverses, destructives, psychotiques) est très utile dans le travail clinique. Cette différence, bien que sous d’autres acceptions, a été proposée pour la première fois d’une manière claire par Wilfred Bion. Dans ma vision des choses, la partie saine des patients graves est potentiellement présente mais n’est pas opérante parce qu’elle est dominée par la partie malade – dans le cas de mon patient, par une partie sexualisée et perverse. Le patient est généralement confus au sujet de la nature pathologique d’une telle partie, car, en lui donnant du plaisir, elle lui apparaît sous des dehors positifs et sains. La partie saine est donc régulièrement bernée par la pathologique.

J’ai trouvé que le rêve de mon patient était très important parce qu’il exposait, brièvement peut-être, mais de manière claire et spectaculaire, la nature et le but de la sexualité perverse. Il a fallu de nombreuses années d’analyse pour que ce processus soit mis en avant d’une manière utile et concluante.

La partie bonne n’est donc pas celle qui est dévolue au bien, mais celle qui comprend et qui permet la croissance psychique de l’individu. On pourrait dire qu’elle est celle qui est capable de métacognition, c’est-à-dire de comprendre le sens de ses propres processus mentaux. Je ne fais pas une distinction manichéenne entre le bien et le mal, entre la santé et la maladie. Les visions morales du bien et du mal ne font pas partie de l’analyse mais relèvent plutôt de la pensée religieuse.  

2. Une autre affirmation d’Elen Le Mée, qui semble désigner chez moi un certain angélisme (« buonismo »), suggère que j’attribue à l'environnement familial et à ses carences le primum movens en matière de pathologie psychique.

Le terrain du traumatisme, très complexe, n’est pas un lieu où puisse s’ancrer la moindre certitude. Les données à collecter sont si composites, nombreuses et différentes les unes des autres qu’en la matière aucune position assurée n’est possible.

En tant qu’analystes, nous avons la possibilité de partager l’histoire du patient avec celui-ci sans jamais céder à sa propagande victimaire, et d’attendre la fin du traitement avant de faire des suppositions sur les éléments internes ou externes ayant pu favoriser son entrée dans la pathologie et la souffrance. C’est une évaluation singulière, au cas par cas, et qui exige d’incessants allers et retours entre le milieu et l’individu. Cela dit, en ce qui concerne la perversion, je ne pense pas qu’il y ait de traumatismes violents manifestes liés au milieu, mais plutôt des adultes qui s’occupent des enfants tout en étant psychiquement absents. Les traumatismes infantiles violents conduisent à d’autres souffrances et pathologies et d’autres troubles de la sexualité, mais pas à la perversion.

Dans mon livre, j’ai étendu la notion de traumatisme ; j’ai parlé de traumatisme émotionnel précoce, en prenant en considération le rapport à l’objet primaire. Je me suis référé non seulement au modèle contenant-contenu de Bion (pour transformer les angoisses de l’enfant, la mère doit répondre de façon congruente), mais aussi, et surtout, aux données récentes de l’Infant Research. Celles-ci démontrent par exemple que, déjà à l’âge de dix mois, la réponse émotionnelle des enfants de mères déprimées s’organise d’une manière différente de celle des enfants dont les mères sont normales.

Les études récentes sur l’interaction précoce mère-enfant ont mis en évidence l’importance de la communication émotionnelle dans ce couple, dès avant l’accès au langage. Je crois que beaucoup de troubles du développement proviennent d’une distorsion de l’inconscient émotionnel, à savoir de ces fonctions émotionnelles inconscientes qui régulent la communication émotionnelle intrapsychique. Cette hypothèse se trouve à la base de nombreuses réflexions présentées dans mon livre dédié aux patients difficiles, qui le sont parce qu’ils ont souffert d’une détérioration prématurée de la conscience émotionnelle.
Le fil rouge de l’ouvrage pourrait être représenté par l’affirmation suivante : si la névrose est le résultat d’un fonctionnement  non harmonieux de l’inconscient dynamique, les structures borderlines ou psychotiques s’alimentent d’une altération de l’inconscient émotionnel-réceptif, c’est-à-dire de l’appareil psychique capable de symboliser les affects et d’utiliser la fonction émotionnelle de communication intrapsychique et relationnelle.

Ces points de vue sont du reste partagés par de nombreux auteurs contemporains, bien qu’au moyen de conceptualisations et de modèles différents des miens.


Je veux, pour finir, remercier Elen Le Mée pour sa lecture de mon texte et le commentaire qu’elle a bien voulu en faire. Au-delà des questions qu’elle s’est posées, et auxquelles j’espère avoir au moins en partie répondu, elle a aussi reconnu à mon livre de nombreux aspects positifs et je la remercie pour cela.

 
F. D. M. 

Milan, 19 septembre 2015 .

 

Lire l'article d'Elen le Mée, Travailler avec les patients difficiles.

Photographie de Franco De Masi réalisée par Sika Omónladé.