Deux témoignages sur la descente aux enfers et la difficile réinsertion d’enfants soldats en Sierra Léone et Érythrée/Éthiopie.

Selon le protocole facultatif à la Convention internationale des droits de l’enfant, un enfant soldat est un combattant de moins de 18 ans impliqué dans un conflit armé. Le statut de Rome sur la Cour pénale internationale stipule également que tout recrutement d’enfant de moins de 15 ans est un crime de guerre. Aujourd’hui, les Nations Unies estiment que 300 000 enfants soldats sont impliqués dans des conflits armés (dont 1/3 de filles), soit au sein des forces régulières de leurs pays, soit en tant que membres de groupes armés, d’unités paramilitaires ou de milices. Selon leur âge, ils jouent le rôle d’espions, de soigneurs, de porteurs, de cuisiniers, de messagers ou sont exploités à des fins sexuelles.

Un certain nombre de facteurs contribuent à ce que ces enfants prennent part aux conflits armés et, la plupart du temps, ceux-ci n’ont que peu d’options autres que celle de s’engager. La guerre elle-même est bien sûr déterminante. Elle provoque l’effondrement des structures économiques, sociales, communautaires et familiales, ainsi, rejoindre les rangs des combattants reste souvent le seul moyen de survivre. La pauvreté et l’accès difficile à des opportunités en matière d’éducation ou de travail constituent des éléments aggravants : s’engager représente la promesse ou la possibilité réelle d’un revenu.

C’est cette réalité que décrivent deux ouvrages dont les auteurs furent eux-mêmes pris très jeunes dans la guerre. Leurs vies respectives y sont mises à nu, sans jamais entrer dans les détails militaires, politiques ou ethniques des deux conflits – Sierra Léone et Érythrée/Éthiopie – qu’ils n’appréhendaient que très mal à l’époque. Ishmael Beah et Senait Mehari signent là cependant deux textes profondément politiques qui résonnent comme des appels à l’aide pour les enfants qui vivent actuellement cet enfer.

Le chemin parcouru est donc le témoignage d’Ishmael Beah, enfant soldat en Sierra Leone. I. Beah ne se contente pas de rendre compte de ses premiers pas dans la guerre. Il donne les clés pour comprendre comment un enfant peut en venir à croire qu’il s’y épanouit. Ce récit ne pouvait être écrit que par un enfant du conflit. La puissance de l’écriture, sa simplicité, ne peuvent être celle d’un romancier. Le texte est emprunt de maturité, de recul et d’espoir. Car c’est bien là l’objet du livre, un plaidoyer terrible et vibrant pour le pardon. Dans Cœur de feu, Senait Mehari témoigne également de sa lutte constante contre la mort et de son obstination à vivre.


Au cœur du conflit : itinéraires de vies gâchées

Ishmael a 12 ans lorsque la guerre qui éclate en Sierra Léone frappe à sa porte. Des rebelles viennent d’attaquer son village, l’obligeant à fuir avec son frère et un ami. Après plusieurs mois d’errance, Ishmael rencontre des milices qui vont le protéger, le nourrir, et surtout, lui permettre de se venger. Il va dès lors faire la guerre contre ceux qui ont détruit son village et tué sa famille. Shooté au brown (une drogue locale), abreuvé de films de guerre à la Rambo et dopé par sa kalachnikov qu’il ne quitte plus, il devient très vite un enfant soldat. Plus il tue, plus il est reconnu au sein de son unité, plus il monte en grade.

Senait Mehari, elle, fut très tôt abandonnée par sa mère et conduite dans un orphelinat à Asmara. Elle y est violée par le jardinier du couvent. Vers l’âge de 6 ans, elle est transférée dans un autre orphelinat de jeunes filles, majoritairement blanches, dans lequel elle vit isolée. "La plus belle période de ma vie", selon ses mots, vient par la suite. Elle réintègre la cellule familiale, se souvient des jeux avec ses cousins, ses proches, mais est vite vendue par son père aux milices du FLE (Front de Libération de l’Érythrée). Elle a 7 ans et sa vie a maintenant pour cadre un camp militaire où elle fait les basses besognes : chercher du bois, pétrir le pain, laver le linge, broyer des grains de café, etc. Dès 8 ans, elle reçoit une kalachnikov qu’elle doit en permanence porter sur elle. Senait raconte l’enfer d’alors : des relations basées sur la soumission et l’humiliation (elle devait marcher des heures à genou autour du camp avec un bidon d’eau sur la tête), les viols qu’elle a du subir au même titre que de nombreuses autres filles dont certaines mirent au monde des enfants (qu’elles tuèrent où remirent à des orphelinats).

Les deux récits relatent peu ou prou les mêmes histoires, la même violence. Le quotidien de Senait et d’Ishmael avait pour lieu principal le camp, mobile du fait des mouvements liés aux stratégies militaires. Ces camps ne constituaient en aucun cas une communauté : terreur, délation, repli sur soi y régnaient, les témoignages se rejoignent sur ce point.Une nouvelle vie après le conflit : réinsertion et travail sur soi


Une nouvelle vie après le conflit : réinsertion et travail sur soi

Il y a le pendant, la transition et l’après. Senait Mehari invite ainsi à suivre le récit de son départ du camp, aidé par son oncle, de sa fuite vers le Soudan voisin, et de ses retrouvailles avec son père en Allemagne. Elle rend évidemment compte de la douleur qu’elle continue d’endurer quotidiennement. Contrairement à Ismahël Beah, elle n’a pas participé à des programmes dits DDR – Désarmement Démobilisation Réinsertion – qui existent dans de nombreux pays en situation de post-conflit (République Démocratique du Congo, Sierra Leone, Libéria, etc.). Coordonnés par les Nations Unies, ces programmes ont profité à  près de 95 000 enfants soldats depuis 2001. C’est dans ce cadre, par ce travail de réinsertion, qu’Ishmael dit s’être reconstruit. Ça n’a évidemment pas été le cas de tous ses compagnons.


Deux ouvrages globalement puissants mais inégaux

S’inscrivant dans la lignée des récits de vie d’enfants soldats, on ne peut, en lisant ces deux livres, s’empêcher de penser au célèbre roman d’Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé (Prix Renaudot et Prix Goncourt des Lycéens, 2000) qui, à travers la vie de Birahima et le conflit du Libéria, faisait plonger pour la première fois dans le quotidien d’un enfant soldat. Assez bien écrit, l’ouvrage de I. Beah est intéressant pour la diversité des thèmes abordés. Il ne livre cependant pas un regard fondamentalement neuf sur cette problématique. Le texte de Senait Mehari est par contre plus original. Dans un style littéraire plus dépouillé, moins bien écrit il faut bien l’avouer, il rend compte d’un point de vue encore peu relatée : celui d’une femme dans un conflit.


* Cet article fut rédigé avec le concours d'Agnès Jagny.

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Crédit photo: fmoses5/ Flickr.com