Dans le sillage de l’exposition Antonioni présentée dernièrement à la Cinémathèque française, paraissent deux ouvrages offrant des clefs de lecture de l’œuvre du cinéaste italien. 

Le premier, Antonioni, anthropologue de formes urbaines, ouvrage collectif pointu et passionnant, aborde la filmographie et le traitement du personnage sous l’angle de son rapport à l’espace et à la ville. La mise en scène d’Antonioni, d’abord d’inspiration néoréaliste puis davantage portée sur les expérimentations plastiques, fait résonner les destins des personnages et l’espace dans lequel ils évoluent : les vides périurbains de L’Eclipse renvoient aux errements psychologiques de Monica Vitti, tandis que le parc londonien de Blow Up reste le nœud d’un mystère que le héros du film n’aura de cesse de décrypter. Le second livre, Antonioni, dirigé par Dominique Païni, permet d’approfondir plus spécifiquement les approches adoptées dans l’exposition : tout en insistant énormément sur son rapport aux lieux, à l’espace et à l’architecture, l’ouvrage développe aussi l’importance des actrices dans le cinéma d’Antonioni (Lucia Bosè et Monica Vitti essentiellement), et questionne le dialogue entre la construction de l’image cinématographique et l’art contemporain. L’inscription spatiale de ce cinéma, ses localisations géographiques (Ferrare, Milan, Rome, puis Londres, Barcelone, la Californie), les errements de ses personnages et son « déni » du politique soulèvent le questionnement suivant : le cinéma d’Antonioni était-il déboussolé ?

Martelons d’abord l’importance de l’espace dans la mise en scène du réalisateur, et la façon dont sa représentation évolue au fil de sa filmographie. D’abord attiré par le documentaire, Antonioni tourne son premier film sur le territoire de la plaine du Pô (Les Gens du Pô en 1947, puis Nettoyage urbain en 1948). Ferrare, sa ville natale, fait l’objet d’un très bel article de jeunesse, Rue à Ferrare, publié en 1938 dans les colonnes du Corriere Padano. Son cinéma porte alors une grande attention à la géographie italienne, décrivant précisément les lieux et leurs habitants, s’intéressant particulièrement à l’inscription des corps dans l’espace. L’urbanité turinoise est un des attraits majeurs de Femmes entre elles, en 1955. Dans les années 60, son cinéma s’affranchit de plus en plus du style néoréaliste des débuts, tout en conservant une intense préoccupation spatiale. L’Avventura est une première rupture, à la fois « stylistique et métaphysique » (Serge Toubiana), qui ouvre un cycle de grande expérimentation formelle : La Nuit, L’Eclipse, Le Désert Rouge, Blow-Up et Zabriskie Point. Cette fois, la captation d’une société moderne (l’Italie de la reconstruction économique) et l’apparition de nouveaux types d’espaces (les travaux, les grands espaces de banlieue, leurs routes, leurs immeubles etc.) servent une mise en scène de l’errance, de la perte des repères et de l’incommunicabilité (pour mentionner un topos critique traditionnellement associé au cinéma d’Antonioni ).

Selon Toubiana encore, « avec Monica Vitti ou Jeanne Moreau, le spectateur a le sentiment de redécouvrir la ville et l’espace selon des lignes inédites qui renvoient à l’univers mental des personnages : l’angoisse, la solitude, le silence, la rencontre d’un homme et d’une femme, l’impossible communication réelle, charnelle, entre les êtres ». Les corps de Monica Vitti et Alain Delon sont littéralement séparés par l’énorme pilier du palais de la bourse dans L’Eclipse ; le désarroi existentiel de Vitti est matérialisé par les usines et leurs fumées de Deserto Roso ; Jack Nicholson, enfin, a besoin du désert pour disparaître et changer d’identité (Profession : Reporter). Films scriptibles, les œuvres d’Antonioni sont relativement peu bavardes mais contiennent des plans qui expriment beaucoup par leurs compositions. Il faut lire, dans Antonioni, anthropologue de l’urbain, le très beau chapitre sur le vide et le vent rédigé par Mario Brenta (« L’air dans le cinéma de Michaelo Antonioni ») pour comprendre la puissante sensorialité de ce cinéma « météorologique » et « animé ». Si la « dramaturgie plastique » d’Antonioni (selon l’expression de Jean-Luc Godard) s’inscrit en plein dans un rapport à l’espace, elle a aussi des échos dans les autres formes d’expression artistique : peinture, architecture, photographie.

Le choix de la couleur, à partir du Désert Rouge, transforme le rapport au cadre et à l’espace et permet d’introduire davantage d’abstraction. Le maniérisme se déploie sur « les murs d’une ville, l’herbe des terrains vagues (…), l’invasion de la rouille et la corruption matiériste de la pollution ». C’est aussi un choix paradoxal, qui ne l’éloigne pas pour autant du noir et blanc et le rapproche de la monochromie : la prédominance du vert et du blanc dans Blow-Up, les teintes claires du désert de Zabriskie Point (autant éloigné des couleurs vives de la société de consommation que de celles des hippies californiens), la décoloration solaire de Profession : Reporter… Dialoguant plus fermement dans les années 70 avec ses contemporains (Ed Ruscha, Lewis Baltz et Duane Hanson dans Zabriskie Point par exemple), Antonioni puise et développe l’imaginaire artistique des seventies au point de faire de ses films à leur tour de véritables références iconiques. On retrouve d’ailleurs de multiples emprunts à son œuvre chez des artistes aussi divers que Julian Schnabel, Jeff Wall, Doug Aitken ou Philippe Parreno. Mais faire du passage à la couleur le moment d’une mise en perspective picturale serait faux et réducteur : déjà dans les années 60, sa représentation métaphysique des villes faisait écho à celles Giorgio de Chirico, leur tendance à la déshumanisation évoquant par ailleurs les œuvres de Mario Sironi… 

Sans repère, erratique, le cinéma d’Antonioni n’en est pas moins sensible, inquiet et habité. Dès lors, la particularité de cette œuvre déboussolé – face à un Visconti inscrit dans un style “opératique et pictural”, un Pasolini dans l’engagement politique et l’émancipation sexuelle et un Fellini dans la rêverie grotesque et nostalgique – est d’être précisément un cinéma inscrit dans un temps et un espace énigmatique, un cinéma qui constitue « un alliage à la fois narratif et formel (…), hanté par le mystère de la vie »