Un ouvrage fondamental sur les différentes cultures, les différences entre culture, et la nécessité de repenser le problème de l’universel. 

Cet ouvrage, consacré à l’objectif de rendre raison des relations que les humains entretiennent avec eux-mêmes et avec les non-humains, est paru en 2005. Il n’est plus possible d’en parler dans les mêmes conditions qu’à l’époque. Désormais, toute lecture est précédée par la rumeur : «  il faut lire cet ouvrage  », «  il est indispensable  », quand il ne fait pas l’objet de discussions et de débats assez vifs dans les universités, et dans les milieux de l’anthropologie. Lorsqu’il paraît donc en version de poche, il devient à la fois abordable en ce qui concerne son prix et une pièce singulière dans un champ de réception préparé, d’autant qu’il est souvent conseillé directement dans les bibliographies universitaires.
Aussi, en rendre compte sous cette version de poche, n’implique plus tout à fait le plaisir de le découvrir et de le faire découvrir, puisque d’une part, le rédacteur de ce compte rendu l’a déjà lu, et que, d’autre part, il doit aussi se méfier de ne pas faire trop d’allusions aux débats en cours qui en modifient nécessairement la lecture. Prenons donc la tâche autrement, en relevant pour le lecteur nouveau, des passages incontournables.
D’abord, la définition de l’anthropologie : «  La mission de celle-ci, telle que je l’entends, est de contribuer avec d’autres sciences, et selon ses méthodes propres, à rendre intelligibles la façon dont des organismes d’un genre particulier s’insèrent dans le monde, en acquièrent une représentation stable et contribuent à le modifier en tissant, avec lui et entre eux, des liens constants ou occasionnels d’une diversité remarquable mais non infinie  »   .
Mais l’anthropologie dont se réclame Philippe Descola, professeur au Collège de France, dans la chaire d’Anthropologie de la nature, se veut «  moniste  ». Son entreprise exige que l’anthropologie se défasse de son dualisme constitutif (nature-culture). Qu’entendre par là ? La notion de dualisme, telle qu’employée ici, renvoie à la pensée constitutive de l’anthropologie depuis sa construction philosophique   et scientifique   . Elle présente une séparation de la nature et de la culture telle que la pensent les occidentaux – le recensement de la notion de «  culture  » (et de son lien à «  civilisation  »), par l’auteur, n’étant pas entièrement convainquant, même s’il a raison de réduire les 164 acceptions prétendues à deux   , et s’il montre fort bien l’articulation à la notion de «  nature  »   –, et surtout telle qu’ils lui prêtent une universalité, en l’occurrence abstraite, sans tenir compte du double fait qu’elle apparaît tardivement dans leur pensée et qu’elle est dépourvue de sens pour tous les autres que les occidentaux. À cette facture, cet essai   oppose un monisme, lequel terme n’est pas à entendre au sens quasi religieux, ni au sens employé par les philosophies de l’environnement (qui résorbent l’un dans l’autre).
Comment l’entendre et quelle portée lui conférer ?
Descola est spécialiste des Achuar, Ce sont des Indiens répartis de part et d’autre de la frontière entre l’Equateur et le Pérou. Ils se rattachent aux Indiens Jivaro, par la langue et la culture. Lors de ses enquêtes ethnographiques, il découvre que ce peuple, puis cela s’étend à d’autres, ne paraît pas considérer son environnement comme un domaine de réalité nettement démarqué des principes et des valeurs régissant la vie sociale, ainsi que cela se comprend dans le cadre du dualisme nature-culture. La nature ne s’y oppose pas à la culture, elle la prolonge plutôt et l’enrichit dans un cosmos où tout s’ordonne aux mesures d’une humanité qui ne pose pas sa supériorité d’emblée. La forêt et les essarts de culture constituent les théâtres d’une sociabilité subtile où, jour après jour, l’on vient amadouer des êtres que seuls la diversité des apparences et le défaut de langage distinguent en vérité des humains. La plupart des animaux sont conçus comme des personnes dotées d’une âme, ce qui leur confère des attributs tout à fait identiques à ceux des humains (conscience réflexive, intentionnalité, vie affective, préceptes éthiques), même si les systèmes de traduction/conversion pour les appréhender sont un peu complexes à approcher (puisqu’ils supposent des méditations indirectes : saisir l’humain en jaguar lorsqu’il tue un animal, par exemple ; comprendre que le jaguar voit le sang qu’il lape comme de la bière de manioc ; comprendre que le serpent qui convoite un tapir sait qu’il s’agit d’un humain, etc.). Si les animaux diffèrent des hommes, c’est donc uniquement par l’apparence, une simple illusion des sens puisque les enveloppes corporelles distinctives qu’ils arborent ne sont que des déguisements.
C’est évidemment sur cette articulation qu’il convient de reformuler des questions. Y a-t-il une place pour la nature – au sens occidental – dans une cosmologie qui confère aux animaux et aux plantes la plupart des attributs de l’humanité    ? Quoi qu’il en soit, il s’agit bien d’une autre cosmologie – quoique ses modalités soient très étendues, Descola nous embarquant dans un immense voyage des Eskimos en Inde, de l’Inde au Japon et retour par l’Afrique, pour réduire la surface parcourue en quelques mots, mais une Afrique qui pourrait se rapprocher paradoxalement de la cosmologie dualiste   –, et d’une cosmologie non dualiste. Simultanément, les modes de la pensée diffèrent, puisque les caractéristiques attribuées aux entités peuplant le cosmos dépendent moins d’une définition préalable de leur essence que des positions relatives qu’elles occupent les unes par rapport aux autres en fonction des exigences de leur métabolisme et notamment de leur régime alimentaire.
Mais il faut aller plus loin : cette cosmologie n’est pas constituée d’une juxtaposition d’êtres divers. Chaque individu y est conscient de n’être qu’un élément d’un réseau complexe d’interactions se déployant non seulement dans la sphère sociale, mais aussi dans la totalité d’un univers tendant à la stabilité. Descola cherche alors le concept qui énonce au mieux l’articulation de cette cosmologie en évitant les termes des partis-pris dualistes. Il aboutit au concept de «  connivence  »   , décliné en «  connexion  »   , puis en «  milieu intersubjectif  »   , etc.
En quoi la manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins partagée, écrit Descola   . L’environnement n’est pas objectivé partout comme une sphère autonome. Et le mode de pensée qui réfère à des substances ou des essences réifiées, qui par conséquent interdit la porosité entre les classes d’êtres n’est qu’un des modes de pensée parmi d’autres. Descola puise un exemple éclairant dans les manières d’occuper l’espace : ou bien telle manière irradie à partir d’un point fixe, posant la nature en dehors de la culture, ou bien telle autre se déploie comme un réseau d’itinéraires balisés par des haltes plus ou moins ponctuelles. Plus globalement, le partage entre plusieurs conceptions du monde s’articule à des histoires différentes, notamment à l’histoire des distinctions entre sauvage et domestique. L’histoire spécifique de chaque culture a conduit, pour les uns, à séparer espaces cultivés et ceux qui ne le sont pas, et surtout animaux domestiques et animaux sauvages, et pour les autres, à ne pas pratiquer l’élevage qui sépare ces deux catégories d’animaux. Terres cultivées, chasse et élevage, donc animal domestique, deviennent des déterminants centraux dans le partage. Sur quoi Descola nous fait parcourir l’histoire des partages occidentaux de manière magistrale   , impliquant les activités laborieuses, mais aussi les arts et les théories   . En somme, ni propriété des choses, ni expression d’une intemporelle nature humaine, les oppositions possèdent une histoire propre, conditionnée par des systèmes d’aménagement de l’espace et des styles alimentaires que rien n’autorise à généraliser, et encore moins l’usage occidental du prisme nature-culture.
L’urgence est évidemment, pour ceux qui le découvrent maintenant, de comprendre comment des peuples qui ne partagent pas notre cosmologie ont pu inventer pour eux-mêmes des réalités distinctes de la nôtre, témoignant, il faut encore le souligner pour ceux qui abordent ces questions pour la première fois, d’une créativité qui ne saurait être jaugée à l’aune de nos propres accomplissements. C’est évidemment ce qu’on ne peut faire lorsque, par ethnocentrisme, on prend pour acquise comme une donnée universelle de l’expérience notre réalité à nous, notre manière d’établir des partages dans le monde   .
L’opposition nature-culture n’est pas universelle.
Descola n’est pas dupe de son propos. Il s’ait qu’il met nombre de thèses en question, il sait aussi qu’il s’expose à des objections de plusieurs ordres : ne serait-ce pas parce que ce dualisme n’a pas encore été découvert par d’autres ? Ne serait pas que l’on ne sait pas voir cette opposition dans les autres cultures ? Ou faut-il concevoir que ce dualisme fait justement obstacle à la compréhension de ces cultures ? Quel est l’impact des échanges interculturels dans la disparition ou l’imposition d’autres traits culturels ? Etc. Il reprend son argumentation, et cela donne évidemment des chapitres passionnants à lire ou à relire.
Nous avions bien précisé ne pas vouloir reprendre tout le dossier proposé par Descola, en vertu d’une distance qu’il faudrait s’assigner avec les débats qui ont recouvert le livre depuis sa première publication. Sans doute avons-nous même été trop ample pour les considérations précédentes. Néanmoins, il ne faut pas laisser croire que l’ouvrage se  borne à ces éléments d’une théorie générale. Il amplifie ses propositions et les enrichit d’une série d’autres portant sur les schèmes pratiques de construction des mondes culturels. Descola y établit une véritable conception de la cognition non linguistique, en tant qu’elle rend apte à répondre efficacement et immédiatement à n’importe quel type de situation rencontrée. C’est toute la question de l’apprentissage des savoir-faire qui vient ainsi en avant. Descola en déduit que les schèmes intégrateurs des pratiques peuvent être ramenés à deux modalités de structuration de l’expérience individuelle et collective : l’identification (le mode d’établissement des différences et des ressemblances entre soi et les autres, il en distingue 4 modes) et la relation (la possibilité de se rapporter à l’autre, il en examine 6 modalités). Ce qui permet de rentrer dans la Troisième partie de l’ouvrage.
L’exposition en est sans doute plus connue, parce que plus répandue, sans être toujours discutée à bon escient. Elle contribue à produire des typologies structurales (sur la base établie des principes d’identification et de relation), en distinguant quatre cosmologies majeures : l’animisme, le totémisme, le naturalisme et l’analogisme. Il importe évidemment que le lecteur se confronte à ces passages, sans doute les plus discutés, et que, par exemple, Tim Ingold met en question dans un ouvrage dont nous avons rendu compte, en son temps, sur nonfiction   .
Terminons, sans avoir tout signalé au futur lecteur, par des considérations plus générales. Descola consacre l’Epilogue de son ouvrage à une discussion sur les rapports entre la structure et la genèse dans la recherche, ici en anthropologie ; débat qui reconduirait un lecteur persévérant vers d’anciennes théories s’il avait envie d’en faire l’effort. Néanmoins, ce qui a changé dans ce débat, depuis les années 1960, c’est désormais la condamnation presque unanime de l’historicisme, des théories de l’histoire causale et mécanique, ainsi que de l’évolutionnisme. Descola souligne que l’on ne peut construire une genèse si on n’a pas établi une structure. La question centrale de l’anthropologue demeure toujours celle-ci : pourquoi tel fait social, telle croyance, tel usage sont-ils présents ici et non là ? Quels motifs conduisent certains peuples vers l’adoption de telle pratique ? Il est absolument indispensable de cesser de réduire les faits sociaux en question, ainsi que les uns le font en ramenant la culture au seul biologique, et les autres en soumettant la culture au seul inconscient. «  Plutôt que de s’évertuer à réduire la diversité des pratiques instituées [...] il faut s’interroger sur ce qui rend ces pratiques compatibles ou non entre elles, première étape dans l’enquête sur les règles gouvernant leur syntaxe et leur organisation en système  »   . En vérité, la conclusion se contente d’énoncer ce qui a été pratiqué durant tout le parcours de l’ouvrage, c’est-à-dire penser en termes d’identification et de relation, déclinant ainsi des articulations mais aussi des types de compatibilité et d’incompatibilité. Mais elle fait aussi un pas de plus, puisque les dernières pages de l’ouvrage reconsidèrent le débat portant sur l’universalité, reconsidération d’une «  universalité nouvelle  », bien venue à la lumière de ce qui précède et, à entreprendre, si possible, avant que l’espèce humaine ne disparaissent sous le poids de ses impasses.

Après tout cet ouvrage est publié à nouveau à l’annonce de la COP21