Ana de Staal, directrice de la collection Psychanalyse des éditions d’Ithaque qu’elle dirige également, a bien voulu répondre à quelques questions que nous lui avons posées afin de mieux comprendre quelle est l’orientation des livres contestés qu’elle publie dans cette collection. Cela a donné lieu au texte qui suit, un texte très brillamment écrit mais aussi très dur envers les psychanalystes français. Elle dit également quelques mots du livre de Giuseppe Civitarese : Le Rêve nécessaire, qu’elle a édité en juin dernier.

Elen Le Mée : Quel courant de la psychanalyse la collection Psychanalyse des éditions d’Ithaque entend-elle diffuser ? Pourquoi ?

Ana de Staal : La psychanalyse est en crise, certes, mais de Buenos Aires à Milan, en passant par San Francisco, New York, Montréal, Lisbonne ou Paris, on trouve des psychanalystes en pleine création, prêts à revoir leurs fondamentaux et à s’employer à comprendre l’humanité du XXIe siècle. Ainsi, au-delà des confinements scolastiques, ma collection s’efforce de refléter, aussi fidèlement que possible, cette pensée d’une psychanalyse contemporaine en train de se faire un peu partout dans le monde. Je la voudrais alors comme une bouffée d’air frais sur une psychanalyse française qui semble avant tout vouloir se protéger contre les vents incertains de son époque.

Identifier, comme je l’entends parfois, cette collection à ladite école anglo-saxonne est un contre-sens, une marque d’inculture et d’anachronisme. Aucun de ses auteurs, de Bion à Bollas, en passant par Green, Ferro, De Masi ou Ogden n’accepteraient une classification aussi fausse, mais surtout aussi réductionniste. Il serait donc plus exact de dire que les auteurs que je publie n’appartiennent pas à un même « courant » ni même à des « courants » différents car, par définition, ils ne se conçoivent pas strictement en ces termes là.

Il est possible que, chemin faisant ou après coup, on puisse dégager certains points communs entre eux, comme une sorte de base minimale implicite. Alors, on y trouverait peut-être un style ou la marque d’un certain état d’esprit, c’est-à-dire leur immense culture psychanalytique, leur souci de la clinique contemporaine, la prise en compte efficace – et chacun à leur manière – de la littérature psychanalytique de l’après-guerre (notamment des œuvres de Winnicott, Bion et Lacan), le refus des luttes intestines, la volonté d’un aggionarmento radical de la discipline, l’amour du travail rigoureux et bien fait, l’attachement au débat d’idées, un lien fort avec la société de son époque…

Disons de ces auteurs que leurs pieds foulent le même sol de manière plus ou moins synchrone, mais que cela n’en fait pas pour autant une manif Bastille-Nation (ou San Francisco-Milan), et que l’allégeance à tel ou tel maître ou mot d’ordre est bien le cadet de leurs soucis. Ce ne sont ni des gloseurs ni des exégètes mais des penseurs en train de constituer une œuvre originale, et qui apportent généreusement aujourd’hui leur contribution au pot commun.
Cosmopolites dans l’âme, ils sont parfaitement au fait de ce qui s’élabore actuellement dans le monde psychanalytique. Et lorsque je dis « monde », il faut me prendre au pied de la lettre : loin d’un monde mental vaporeux, je parle bien des États-Unis, du Canada, de l’Argentine, du Brésil, du Chili, de l’Italie, du Portugal, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la France… En ce sens, ils sont bien plus au courant de la production des auteurs français, que les Français ne le sont de leurs travaux.
Ce sont tous des analystes qui, au-delà de leurs innombrables raisons régionales de nourrir des deuils mélancoliques et interminables, travaillent dur pour l’avenir de leur discipline. Pour parler d’une façon imagée, ce sont des enfants qui ont peu ou prou digéré la mort des parents – Freud, Klein, Bion, Lacan, qui vous voudrez –, et qui s’inscrivent dans la génération en faisant leur boulot, en mettant à profit leur immense héritage. Sans doute, certains d’entre eux seront-ils nos Winnicott ou nos Bion de demain, qui, avec simplicité et passion, racontent dans leurs livres leur travail clinique, proposent des ébauches théoriques et en tirent les conséquences métapsychologiques ou techniques sans se poser des questions d’appartenance. Leur travail est en constante élaboration, et c’est justement de ce processus que ma collection entend rendre compte.

La nature « no stream » de cette collection fait qu’elle s’adresse avant tout aux praticiens et aux chercheurs attentifs aux devenirs de la psychanalyse et aux différentes propositions théoriques susceptibles de les sous-tendre. Il s’agit donc d’une collection innovante, difficile, spécialisée, polémique, suggérant des remaniements métapsychologiques ; par conséquent, elle comporte des volets techniques importants, dans la mesure où l’expérience du travail en séance – j’entends par là les propositions concernant l’utilisation du cadre, du transfert/contre-transfert, de l’interprétation, etc. – se trouve au cœur de ses questionnements.
C’est aussi pourquoi cette collection, qui n’est pas la manifestation d’un courant, est plutôt un manifeste : un appel pour une urgente mise à jour de la culture psychanalytique en France, où chacun se montre à peine intéressé par ce qui passe hors de ses frontières, pour ne pas dire hors de son petit groupe de travail. Disons que, sous nos latitudes, c’est une collection courageuse, pour des lecteurs courageux.

Elen Le Mée : Ce courant est-il reconnu par les psychanalystes français / italiens ? Au sein de quelles associations est-il bien représenté ?

Ana de Staal : Comme je viens de l’expliquer, il m’est très difficile de penser une telle collection en termes de courants – même si je ne peux nier leur existence. Mais les étiquettes ne m’intéressent pas, du moins à ce stade du travail, où il s’agit plus de vivre son histoire que d’être historien. Pour clarifier encore ma position, si courant il y a dans ce que je propose, c’est celui des « post-écoles », comme je les nomme provisoirement. Voilà des cliniciens et des chercheurs qui s’efforcent d’accorder le généreux apport du corpus du XXe siècle aux profondes mutations qu’annonce notre XXIe siècle naissant. Comme le dit très justement Florence Guignard dans son ouvrage qui vient de paraître, le fonctionnement de la sexualité infantile dans le psychisme humain n’est plus le même que celui de 1905 et des Trois Essais de Freud. Pour le moins !, insisterais-je… Par ailleurs, et à partir d’autres données, Le Moment freudien, de Christopher Bollas, livre que j’ai traduit et publié en 2011, explicite bien les conséquences théoriques et techniques de cette nécessité d’évolution au sein de la psychanalyse. L’ouvrage de Bollas s’adresse principalement aux kleiniens anglais ou argentins, qui enfermés confortablement dans leurs groupuscules et sous groupuscules – et tout pris qu’ils sont dans leurs combats dogmatiques –, ont oublié de suivre, de débattre, voire de réfuter raisonnablement les hypothèses psychanalytiques issues de la clinique contemporaine. Une critique faite aux kleiniens, donc, mais que l’on pourrait, sans trop l’aménager, adresser par exemple à un certain lacanisme français. Tout le monde sait que le génie lacanien plombe la psychanalyse française depuis plus d’un demi-siècle – tout comme le génie kleinien a longuement plombé la psychanalyse anglaise. Mais on se tient par la barbichette sans bouger, et ce qui pouvait être une contribution sui generis à la pensée psychanalytique toute entière en devient une sorte de plaie localisée mais incicatrisable, une idiosyncrasie morbide, un jargonnage panurgiste.

L’accueil des Français à cette collection est pour l’instant très mitigé. Certains l’ignorent, d’autres s’en réjouissent et la soutiennent, beaucoup la détestent. Les critiques vont de l’envieux « vos livres sont moches » aux dogmatiques « ce n’est plus de la psychanalyse », en passant par tous ceux qui la prennent simplement pour un ovni, ou pour une intrusion néfaste (à l’image de ces migrants qui traversent aujourd’hui nos frontières et qui viendraient sûrement profiter de notre pain blanc aux OGM). Ces réactions sont compréhensibles et, étant donné l’état de choses, je me serais moi-même étonnée d’un accueil plus chaleureux. La situation est fatigante, mais pas décourageante : c’est une question de patience, de travail, de conviction. Peut-être ne survivrons-nous pas à la frilosité ambiante ; les avant-gardes et la pensée s’acclimatent mal aux congélations. L’isolationnisme de la France, cultivé jusque dans la psychanalyse qu’on y fait (quand bien même serait-elle censée investiguer rien de moins que la psyché humaine), se vit sur le modèle de la résistance. Ou bien l’inverse, sa résistance s’exprime sur le mode isolationniste, et imprécateur : l’ensemble de la planète serait capitaliste, mondialiste, marchand, anglo-saxon, ultralibéral, fanatique, adepte de l’ego psychology ou du relationnisme, taré du contre-transfert, anti-freudien, intersubjectiviste …, toutefois, nous autres Français, égorgeurs de rois forts de la Loi du Père mais culpabilisés et mélancoliques jusqu’à la moelle, nous installons une ligne Maginot plutôt que d’aller au combat, d’accepter la confrontation, le mélange, le renouveau et la transformation. Et c’est ainsi qu’au motif qu’on serait dans le vrai, dans la vraie théorie, dans la vraie psychanalyse, dans la vraie philosophie, ce côté franchouillard nationaliste, anti-cosmopolite, sectaire, s’accroche un peu partout dans la société. Le résultat est consternant : voilà des nationalistes sociaux et mentaux qui ont le toupet de se présenter comme les champions d’une lutte héroïque ! L’aggionarmento nécessaire à la psychanalyse en France n’est ni plus ni moins que l’aggionarmento politique, philosophique, culturel, sociologique, mental, sexuel, économique, nécessaire à la France d’aujourd’hui. À force de diaboliser nos Lumières et nos plus beaux idéaux, à force de vouloir en finir avec la raison, à force de louer l’âme obscure, l’indicible, l’ineffable, l’impensable, et de s’abreuver aux lacs brumeux d’un romantisme indigent, nous formons aujourd’hui, psychanalystes ou pas et de quelque bord qu’on se situe, une société globalement imbitable, carrément réactionnaire – et je le regrette.

Pour ce qui me concerne, réduire le débat psychanalytique à la scolastique des courants, détourner la pensée complexe d’un auteur pour qu’elle épouse les orientations d’une institution ou, à l’inverse, assécher le bourgeonnement salutaire des institutions pour qu’elles correspondent à la pensée de tel ou tel maître me semble être la méthode la plus efficace pour fossiliser le tout – et baisser rudement le niveau général. Si l’on me permet la paraphrase violente, mais ô combien pertinente de Peirce, je dirais à sa suite : l’homme est pour l’essentiel un animal social ; mais être social est une chose, être grégaire en est une autre : nous nous refusons à servir de mouton de tête. Ma psychanalyse est faite pour des gens qui veulent trouver ; quant à ceux qui veulent qu’on leur distribue de la psychanalyse à la louche, ils peuvent aller ailleurs. Il y a, Dieu merci, des marchands de soupe psychanalytique à tous les coins de rue.

Elen Le Mée : Pourquoi avoir choisi Civitarese ? Quel est l’intérêt de ce livre, de l’œuvre de cet auteur ? Est-il une référence pour ce courant ?

Ana de Staal : L’intérêt du travail de Civitarese est qu’il se propose de penser ce qui serait une esthétique psychanalytique (par opposition à une aspiration psychanalytique scientiste) ; en ce sens, il radicalise la réflexion épistémologique de Bion. On sait que Bion, après ses incursions dans les mathématiques à la recherche d’un langage et d’un point d’observation d’une neutralité absolue, a abandonné – un tantinet déprimé, il est vrai – la prétention d’une psychanalyse scientifique, sans pour autant délaisser la rigueur exigée par la discipline. Il a donc pour ainsi dire proposé l’exactitude du poète à la place de l’exactitude du scientifique ; l’art (de la psychanalyse) au lieu de la science (de la psychanalyse). Or l’œuvre d’art étant par définition unique, cela lui a permis de passer d’une exactitude qui cherche la généralité et la reproductibilité à une exactitude qui cherche la singularité et la ponctualité – quel meilleur arrière-plan pour une analyse ?  Inspiré par Paul Valéry, qu’il cite dans ses séminaires de New York (1977), Bion promeut ainsi une pratique, l’exercice de l’interprétation en séance par exemple, qui serait plus à même de « résister à la critique esthétique », plutôt que de prétendre à passer l’examen scientifique. « L’opération du poète, écrivait Valéry, s’exerce au moyen de la valeur complexe des mots, c’est-à-dire en composant à la fois son et sens, comme l’algèbre opérant sur des nombres complexes. […] Il ne faut pas confondre, comme on le fait constamment, [le domaine de l’invention poétique] avec celui de l’imagination sans conditions et sans matière. » En d’autres mots, on passe d’un modèle à l’autre, mais ce n’est toutefois pas une autorisation pour identifier le domaine de l’invention psychanalytique avec celui d’un subjectivisme creux, d’un manque d’information et de culture, d’une absence de cadre, de limite et de contenu.
Meltzer, avec sa notion de « conflit esthétique », avait déjà commencé à penser en ces termes. Civitarese explore encore plus loin les possibilités théoriques et cliniques dégagées par cette proposition fondamentale bionienne. Bien sûr, chez lui, cette perspective dépend et accompagne de près d’autres notions – telles le champ analytique ou le penser/rêver – , qu’il radicalise tout autant.

De fait, comme s’il voulait tester leur résistance, Civitarese procède à une extension maximale de ces concepts, en les étirant à deux doigts de leur point de rupture. Évidemment, le résultat est surprenant, semblable à une inversion de courant soudaine. Pour parler de façon très schématique, à la suite des théorisations de Bion sur les états de rêve et de veille, et sur la rêverie, on en vient aujourd’hui à donner aux séances un statut de rêve ou de quasi rêve (le parler/rêver). Civitarese, en accouplant cette idée à celle de champ, en tire alors les conséquences extrêmes : si la séance est un rêve, quel est le statut du récit du rêve dans la séance ? Une mise en abîme qui, si elle l’oblige à annuler effrontément la position privilégiée du récit du rêve par rapport aux autres contenus du discours du patient en séance, transforme aussi complètement la notion même de récit dans le cadre, lui réaménageant une place princeps qui est en soi une valorisation radicale du rêve lui-même : « Et c’est ainsi, écrit-il, que le paradigme du rêve se voit attribuer un rôle encore plus central que dans la théorie classique. »
Son ouvrage, Le Rêve nécessaire, a pour sous-titre « Nouvelles théories et nouvelles techniques de l’interprétation en psychanalyse ». Son but est d’offrir un panorama des différentes recherches psychanalytiques sur l’interprétation du rêve, mais à partir d’un point de vue ouvertement actuel (non historique), c’est-à-dire un point de vue déjà informé par les théories bioniennes et par la notion de champ qu’il utilise – on y trouve donc, en quelque sorte, sa (re)lecture des travaux de ses aïeux et de ses contemporains.  Il passe en revue, dans l’ordre et par chapitres, les approches de Freud, de Klein, de Bion, de Meltzer (qu’il critique durement), d’Ogden, de Ferro, de Grotstein, etc. Il cite aussi abondamment les Français : Merleau-Ponty, Foucault, Proust, Pontalis, Kristeva, Lacan… et même le cinéaste Michel Gondry, puisqu’il utilise systématiquement le cinéma pour étayer ses propos, avec des exemples tirés de Murnau à Spielberg, en passant par Lynch ou Tarkovski. C’est à mes yeux un ouvrage utile, frais, plein de formidables intuitions et d’ouvertures vers de nouvelles interrogations.

Enfin, on considère parfois cet auteur comme un disciple de Ferro. Ils sont très proches, en effet, et ils travaillent ensemble, mais, à mes yeux, Civitarese a un discours fort original et personnel. Il est en débat notamment avec Thomas Ogden, à qu’il consacre plusieurs pages de son livre.
Étant donné la nature de ses propositions, et la qualité de ses interlocuteurs, il était à mes yeux naturel et nécessaire de l’inclure dans la collection. D’aucuns l’accuseront à coup sûr d’apporter la peste du relationnisme, du contre-transfertisme, du post-modernisme-qui-n’a-pas-compris-le-VRAI-post-modernisme et ainsi de suite. Mais, et alors ? Que gagne-t-on, à la fin, à maintenir la pensée sous cloche ?