Une nouvelle traduction, sérieusement commentée, du Conflit des Facultés (1798) vient enrichir notre compréhension de la pensée politique de Kant.

Le Conflit des Facultés en trois sections, publié en 1798 (alors que l'ouvrage est prêt depuis 1794), par Immanuel Kant, est un ouvrage souvent boudé par les lecteurs, quand il n'est pas contourné aussi par les commentateurs des oeuvres du philosophe. Et pourtant, à tous ceux qui sont à la recherche d'une conception politique de Kant ou d'une conception kantienne de la politique, de Hannah Arendt à Victor Delbos, en passant par Myriam Revault-d'Allones, par exemple, sa lecture devait et devrait encore offrir de sérieuses pistes de réflexion. Diagnostic et pronostic politiques se croisent dans cet écrit, d'abord rédigé pour renforcer la lutte contre la censure - sous laquelle tombe Kant, comme en porte témoignage une missive royale donnée à lire dans cette édition   -, en défendant notamment le droit de critiquer les doctrines d'Etat dans les matières des trois facultés dites « supérieures », les facultés de théologie, de droit et de médecine. S'il y a conflit des Facultés, c'est avant tout un conflit entre ces trois Facultés (l'esprit, la loi et le corps) et la faculté de philosophie, dite « inférieure ». L'ouvrage poursuit l'objectif politique de défendre la liberté de penser et de critiquer de la faculté de philosophie à l'encontre des droits que s'accorde en particulier la faculté de théologie, quoique aussi les deux autres, puisque la première est censée s'inquiéter du bien-être spirituel du peuple, mais dogmatise, et les deux autres du bien-être civil et corporel du peuple, mais de manière normative.

Les circonstances requièrent cette entrée en campagne du philosophe, d'autant que, Frédéric II - le roi célébré par Kant dans l'article de 1784, Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ? - une fois décédé, son neveu, hostile aux idées éclairées, met en place une politique de réaction contre les prétendus excès des Lumières (en l'occurrence, en contexte germanique, de l'Aufklärung), par l'intermédiaire de lois publiques coercitives et une censure d'Etat.

Mais ce n'est pas tout. C'est aussi dans cet essai que le philosophe exprime son enthousiasme pour la Révolution française, et il rend cette position publique   . Elle sera évidemment fort bien accueillie en France, Jules Michelet et Jules Barni, au XIXe siècle, s'en feront largement l'écho.

Avant de préciser ces points de doctrine, une note portant sur l'édition présentée ici s'impose. Car l'ouvrage est composé de trois sections et d'une préface qui ont fait l'objet d'agencements différents selon les éditeurs et les époques. C'est la nouveauté de cette édition de préciser les enjeux de ces agencements et de commenter l'impact des mises en oeuvre différentes. Le travail de Christian Ferrié va bien au-delà de la seule traduction (nouvelle) de l'ouvrage. Par un tableau comparatif d'une édition à l'autre - depuis l'édition non publiée par Kant de 1794 jusqu'à l'édition critique présentée ici, en passant par les éditions de 1798 et 1799 -, l'auteur du commentaire montre comment l'ouvrage a été reçu, le plus souvent parce que Kant avait prévu une structure initiale qui ne comportait pas la totalité des sections auxquelles pourtant il finira par aboutir. Qu'on ne se trompe cependant pas. Il ne s'agit pas là d'un point de détail ou d'une vanité de traducteur, voulant imprimer à tout prix sa marque sur sa propre édition. Dans ces remaniements, il y va de la lisibilité de l'ouvrage, et de sa place définitive dans le corpus kantien. Avec l'agencement proposé ici, Kant nous donne à lire finalement une philosophie politique sans équivoque. Elle commence par un intérêt pour la question de la censure, se poursuit par l'examen des croyances superstitieuses, s'articule ensuite à la critique du conservatisme politique des fonctionnaires du droit en vigueur, et s'achève par l'éthique d'une médecine qui s'attache à prévenir plutôt qu'à guérir les maux corporels des peuples, intérêt kantien fort justifié pour un corps de métier qui exerce, lui aussi, une influence légale sur le public, appuyée par le gouvernement.
Revenons maintenant à l'ouvrage de Kant et aux ouvertures politiques qu'il promet. Là encore, la perspective n'est pas indifférente et mérite qu'on s'en inquiète de près, compte tenu du fait que les propos du philosophe sont engagés souvent dans nos propres querelles (sur le statut des Lumières, sur la censure, sur l'espace public, sur les débats publics,...) de philosophes du XX° siècle. L'éditeur et traducteur de l'ouvrage s'investit d'ailleurs pleinement sur ce terrain, même s'il ne réfère pas explicitement à tous les ouvrages mis en profil. Résumant le propos de Kant, il décrit la position du maître en termes de défense d'une politique de publication. Il insiste sur le fait qu'il récuse les modèles de pensée interdisant le débat, au profit d'un contre-modèle de libre débat. Ce qui constitue effectivement l'objectif de Kant. Ce dernier oppose la faculté de théologie qui ratifie des dogmes ou entérine des doctrines, ainsi que la Faculté de droit qui procède par plaidoiries et normes, et la faculté de philosophie, seule à même de soutenir des débats sans accepter de tenir aucun ordre pour vrai. À quoi s'ajoute cependant que, parlant de libre débat, Kant prend pour modèle celui qui obéit exclusivement aux règles de la discussion dans la faculté de philosophie de l'université, cette « sorte de communauté savante »   , autonome   , représentant une véritable République des lettres universitaire. Autrement dit, de la Faculté qui, « indépendante des ordres du gouvernement », a la liberté, encore une fois, non de « donner des ordres », mais de les « juger pourtant », parce que la raison est « en droit de s'y exprimer publiquement »   .

C'est en ce point que la controverse commence aussi avec notre époque et les polémiques implicites entre les différents penseurs de l'espace ou du dissensus publics (Jürgen Habermas, Jean-François Lyotard, Jacques Rancière). Pour Kant, ce modèle vaut pour tout débat public, notamment les débats qui se tiendraient à l'intérieur de la société civile. Faut-il alors, au-delà de Kant, muer ce modèle de débat en modèle républicain d'un espace public de discussion éclairée ? C'est évidemment à discuter, sauf, bien sûr, à demeurer dans le cadre fixé à et par Kant, celui de vouloir assurer le progrès des Lumières au sein d'un peuple, « lequel est constitué d'ignorants »   , ou ne « comprenant rien du tout »   . Ce qui est compréhensible historiquement n'est pas nécessaire valable pour notre temps, c'est le moins qu'on puisse dire. D'autant que peu de choses coïncident désormais avec l'hypothèse de Kant : l'université a bien changé - l'ouvrage que Pierre Macherey a consacré il y a quelques années à cet aspect des choses universitaire demeure incontournable, nous en avons rendu compte sur non-fiction   -, la République n'est qu'un régime de gouvernement et non un régime de légitimité, le débat public requiert sans aucun doute des arguments, mais éventuellement sans modèle de référence, etc.

Il est intéressant à cet égard de revenir sur la différence (et les rapports entre) des Facultés, selon Kant. La philosophie par exemple doit-elle porter la torche de la théologie (la précéder) ou en porter la traîne (la suivre), écrit le philosophe en rapport avec une rhétorique éprouvée depuis longtemps ? Mais plus encore, il est important d'insister sur la composante de la faculté de philosophie qui nous intéresse ici : nul ne peut s'y réclamer d'un ordre suprême, ni d'une croyance. Cette Faculté ne fonctionne qu'à partir de « la capacité de juger », autonome ou libre, à partir de la seule législation de la raison. Dès lors, elle peut donc « interpeller toutes les doctrines afin de soumettre leur vérité à examen »   . Voilà qui est d'autant plus précieux qu'il y va aussi de l'intérêt des gouvernements, non seulement de disposer de facultés contraignantes, mais aussi d'obtenir de ces Facultés, grâce à la philosophie qu'elles produisent des doctrines soumises à la raison afin de ne pas laisser le peuple soupçonner des égarements des grandes Facultés. S'il y a donc conflit des facultés lorsque les principales (théologie, droit, médecine) se drapent dans leur dogmatisme face à la philosophie, ou que la faculté secondaire (la philosophie) émet des doutes critiques sur les vérités des premières ; il peut exister un accord des facultés (potentiel, mais loin d'être réalisé) grâce auquel un progrès constant de la liberté des peuples viendra au jour, impliquant d'ailleurs que la faculté inférieure devienne la faculté supérieure, et par conséquent conseille enfin les gouvernements.

 Revenons maintenant sur le travail d'édition de cet ouvrage. Une fois le texte de Kant relu dans cette traduction, le lecteur est invité à un parcours tout à fait passionnant. Il est articulé de la manière suivante. Immédiatement après le texte, viennent de nombreuses notes. Elles sont explicites et favorisent la lecture : notes linguistiques, notes de contexte, notes d'explicitation des références (aux Evangiles, aux propos de Luther, aux Académies) et des allusions (de Kant à ses propres ouvrages, par exemple). Puis, le lecteur a droit à un Glossaire des noms cités dans le Conflit des Facultés, au demeurant fort utile. Enfin, viennent successivement une Deuxième partie de l'ouvrage global, consacrée aux manuscrits posthumes non publiés par Kant, sur - et plus exactement "contre" - le droit d'insurrection, de réforme et de révolutio ; et une Troisième partie comprenant les premières moutures de la seconde édition du Conflit des Facultés. Enfin, une série d'annexes vient clore l'ensemble en donnant à lire des textes publiés par Kant à propos de son ouvrage, des éclaircissements autour de telle lettre de Kant, et des témoignages de contemporains à propos du rapport de Kant à la Révolution française. Le témoignage de Johann Friedrich Abegg, après plusieurs rencontres avec Kant, est sans doute délicat à lire, s'agissant de donner sens à des propos tenus sur le vif, sans leur contexte, mais éclaire certains points, dont quelques-uns repris par Hannah Arendt dans son ouvrage sur la philosophie politique de Kant.

La postface associée à cet ensemble, revient sur la question du testament politique de Kant. Si elle est sans surprise, elle précise avec art la manière dont le Conflit des Facultés peut être interprété comme le point d'orgue de la pensée politique de Kant, si on place cet ouvrage en conclusion d'une série qui commence en 1793, avec la publication de Théorie et pratique. Kant prendrait ainsi une position politique subversive. Elle consisterait en un parcours, celui qui fut exposé ci-dessus : des démêlées avec la censure, elle se prolongerait dans un appel à l'instauration d'une discussion entre les Facultés en conflit sur les questions de principe ; puis elle rebondirait sur trois points centraux : la question théologico-politique de l'interprétation de la Bible, la question du sens de l'événement de la Révolution française, et la question éthico-politique du rapport des autorités médicales à la population. Mais ce n'est pas tout. Kant fait simultanément la théorie de ce qu'il pratique lui-même dans son oeuvre. Enfin, cette politique des Lumières cherche à savoir ce qu'est le présent pour mieux avancer, pragmatiquement, vers le futur. Diagnostic et pronostic se retissent en ce point.

Comment donc assurer le bien de l'Etat et de son gouvernement, selon Kant ? En récusant tous les conseillers des princes - les démagogues trompant le peuple - qui intriguent pour prendre le pouvoir, et en défendant la faculté de philosophie dans la mesure où elle est capable de substituer à la censure gouvernementale un dispositif savant d'autocensure qui préserve la liberté de penser pour le bien de l'Etat justement. Ce dont l'auteur des notes et commentaires tire une conclusion plus large : la politique de Kant consiste à élaborer un mode de résolution des conflits internes à la société qui est politique en ce qu'il fait primer la liberté sur toute propriété (du savoir dans telle ou telle Faculté) et qu'il permet d'éviter la dissolution polémique des conflits, tranchés alors par la violence.

Grâce à cette édition de l'ouvrage de Kant, introduit, annoté et commenté, le lecteur dispose d'un fort bel outil de travail relativement à la pensée politique de Kant. Voilà qui fait de cette édition un usuel indispensable dans les bibliothèques intéressées par cette perspective