Un festival de théâtre contemporain. Des lectures, essentiellement. De prime abord, ça peut paraître ennuyeux.

Pont-à-Mousson, en Lorraine. J’imaginais, en y allant, une cité industrielle moribonde. Saint-Gobain se porte très bien, merci. L’usine est incroyable, faite de tuyaux enchevêtrés et colorés – de loin, on dirait un parc d’attraction. Il faut la visiter, la nuit, quand les coulées de fonte rougeoient dans l’obscurité, et que les hommes s’affairent autour – c’est Zola.

Il y a un vieux centre charmant. Une place triangulaire à arcades comme on en voit peu. La ville est construite sur les bords de la Moselle, qui s’écoule, lentement. Le festival a lieu à l’abbaye des Prémontrés – écrin de choix pour cet événement créé par Michel Didym il y a vingt ans. L’atmosphère paisible du cloître, le ciel étendu quand on s’assoit sur les pelouses entre deux lectures : tout est fait pour dégager l’horizon.

Les horizons, c’est ce qu’explore Michel Didym, metteur en scène et directeur du festival, qui depuis vingt ans défriche les talents, parcourt le monde par les textes que produisent les jeunes auteurs. A la Mousson d’été (le nom du festival), les français sont en minorité. Soufflait cette année un vent de Méditerranée : des auteurs marocains, iraniens, syriens sont venus discuter de leurs travaux.

Exils et quête d’identité

Dès lors, un thème émerge de quelques-uns de ces textes : l’exil. Exil contraint, volontaire ou forcé. Pedro Kadovar dans sa pièce Pays raconte l’histoire d’un fils qui part sur les traces de sa mère, torturée en Iran puis réfugiée en France, un pays de transit qu’elle n’a pas choisi. Pedro Kadovar vit maintenant entre Paris et Berlin, avec des sauts de puce en Iran. Il dit, lors d’une table ronde consacrée à ce sujet, que cet exil ne devient intéressant pour l’écriture que lorsqu’il touche à l’universel. La racine étymologique du mot désigne un saut, que l’auteur iranien décrit vers un espace vital qui ne nous est donné « ni par la société, ni par la famille », et qu’il revient à chacun d’inventer.

L’auteure (et psychiatre) marocaine Roukaya Benjelloun se vit, elle, comme une exilée de l’intérieur au Maroc et parle de la nécessité de construire des digues mentales. Elle livre une pièce drolatique sur deux femmes qui ne se connaissent pas et échangent devant une machine à laver, le temps d’un cycle, en regardant leur linge tourner (Programme 1 : linge délicat). La pièce a lieu dans une capitale européenne qui n’est pas définie – peut-être Paris ou Bruxelles. Cet exil, c’est aussi celui de la langue pour cette auteure qui oscille entre marocain et français, et s’interroge sur ce qu’est une « langue maternelle ». Est-ce la langue qu’on entend parler quand on est dans le ventre de sa mère ? Mais alors quelle est la sienne, elle qui entendait les deux (ses parents parlaient parfois français) ? Sans compter la distinction entre l’arabe littéraire, qu’on parlait chez elle, et le marocain de rue, qu’elle se voyait interdite de prononcer à la maison. On pense à Annie Ernaux qui devait à l’inverse censurer le parler populaire qu’elle entendait – et utilisait – à la maison quand elle arrivait à l’école.

Exilé, Mickael de Oliveira l’est-il vraiment, lui le fils de parents portugais émigrés en France, qui décida de retourner (seul) au Portugal à quatorze ans ? Quel destin, pour ce fils de maçon et de femme de ménage qui dirige aujourd’hui un théâtre national ! Son texte pourtant, Oslo – Fuck them all and everything will be wonderful, sur une mère folle qui remplace sa fille morte par une poupée gonflable, n’émeut pas vraiment.

Exil donc, et quête d’identité pour ceux qui, comme Pedro Kadovar, sont hantés par les insomnies – cet « homme élégant et poli » qui visite ceux qui ne savent plus qui ils sont, d’où ils viennent et où ils vont.

Dans Mameloschn, Marianna Salzmann s’interroge ainsi sur la judéité. Trois femmes : Lin, sa fille Clara et la fille de celle-ci, Rachel. La grand-mère communiste est partie à l’Est pour vivre dans un régime antifasciste, mais y a subi l’antisémitisme – impensé et impensable en RDA, un pays socialiste. La fille Clara a pris le contrepied et s’est surtout construite contre cette mère absente, toujours en tournée et occupée par le Parti. Mais qu’a-t-elle fait de sa vie ? Quels combats a-t-elle menés ? – lui reproche sa mère. Rachel, la fille de l’une et petite-fille de l’autre, part à New-York s’éloigner de cette famille un peu étouffante et se construire individuellement, vivre son homosexualité. Elle renoue à cette occasion avec ses racines juives, apprend à cuisiner casher et se fait virer d’une église où elle a demandé comment elle pouvait aider, et quel sens donner à sa vie. La pièce est émaillée de blagues juives terribles   . On voit comment l’exil, la quête d’identité et l’écriture sont liés. Ainsi, l’auteure a fait l’expérience de la migration (ses parents quittent la Russie pour l’Allemagne quand elle est enfant) et des identités multiples : en Russie, elle était juive, en Allemagne, elle est perçue comme russe. C’est en partant à la recherche de ses origines qu’on se découvre comme auteur, semblent nous dire ces dramaturges.

Rapport du théâtre à la vie et au politique

L’exil est un motif puissant, souvent repris – voir rebattu. Il se situe à la croisée d’une expérience intérieure fondamentale et de la violence du politique. Cette rencontre entre l’intime et le politique aura été saisie diversement par d’autres pièces du festival, qui sont autant d’occasions d’interroger le rapport du théâtre à la vie.

Crise économique, pauvreté : les thèmes sont présents dans les pièces de Jonas Hassen (presque égal à), de Emilia Pöhönen (Ballade de la soupe populaire). La star du festival aura été le normalien et diplômé de l’ENSATT Guillaume Poix (effet de légitimité culturelle ?), avec sa pièce Waste, sur les enfants qui fouillent les décharges à Agbogbloshie, au Ghana.

Certains spectateurs sont sortis choqués de la lecture des Petites chambres, la pièce de l’auteur syrien Wael Kadour, surpris d’assister à un « drame bourgeois » qui ne traite pas des évènements en Syrie. En fait, c’est plus compliqué, la pièce a été écrite en 2010, avant le drame syrien. Et elle est politique de part en part : elle porte sur la domination masculine, enjeu majeur au Moyen-Orient. Il y a, il est vrai, chez Michel Didym une volonté assumée de distinction : faire du théâtre littéraire et pas du théâtre d’exposition (par opposition au théâtre privé). Trouver des textes pérennes (il se targue d’avoir découvert des auteurs aujourd’hui joués à la Comédie française), et pas des auteurs qui surfent sur l’actualité. On voit comment se manifeste la volonté d’autonomie du champ artistique, détachée des actualités que le directeur balaye d’un revers de la main. Les journalistes, qui veulent « vendre du papelard », en prennent pour leur grade. Tout de même, la programmation de la pièce de Wael Kadour pose question. Pour Michel Didym, rien de bon n’a été écrit sur le drame syrien. Comment faire du théâtre avec un personnage de dictateur sanglant et des femmes et des enfants innocents, tués en masse, sans tomber dans le manichéisme. On se demande pourquoi avoir sélectionné alors la pièce de Roberto Scarpetti, Viva Italia, qui relate, façon enquête policière, l’histoire de l’assassinat de deux jeunes militants de gauche par les néofascistes, dans l’Italie des années soixante-dix. L’Histoire, là aussi, manque de nuances.

Au moins, ces questions nourrissent les débats tard dans la soirée. On parle de Charles Trenet, de Renoir qui peignait des fleurs pendant la Guerre : bref, du rapport de l’art à la vie. Car l’intérêt de la Mousson réside au moins autant dans les lectures que dans ce qui s’ensuit : les discussions avec des passionnés de théâtre, qui ont un jugement critique et argumenté.

Un laboratoire

« Stagiaire » « groupe » « animateur » : le festival a son langage indigène, comme un monde à part. Tous les matins ont lieu des ateliers, où les participants débattent, analysent les lectures de la veille, et préparent celles de la journée. Michel Didym défend la démocratisation de la culture, mais le festival est surtout fréquenté par des professionnels : la plupart travaillent dans le théâtre, auteurs, comédiens, metteurs en scènes. Il y a aussi des profs. Du coup, c’est un laboratoire. Porter les textes au plateau, les donner à entendre permet de voir ceux qui marchent, qui fonctionnent, qui résonnent, ou de les retravailler avant d’éventuellement les porter à la scène. Cela permet aussi de faire se rencontrer des metteurs en scène et des auteurs qui plus tard travailleront ensemble.

Le public est tout à fait bienveillant. On s’abstient de juger « bon » ou « mauvais ». Par contre, on discute. La plupart sont spécialistes, et chacun a un avis argumenté sur les textes, leur construction, leur écriture. Il y a les tables rondes formelles avec les auteurs pendant la journée, où ceux-ci parlent de leur rapport à l’écriture. Il y a aussi les rencontres informelles sous la tente, au déjeuner ou sous la tente à minuit, où on décortique le texte, les intentions de l’auteur, on confronte ce qu’on a vu dans le texte avec ce que l’auteur y a mis. Cette bienveillance n’est pas que de façade. Elle est organisée institutionnellement, favorisée. Par exemple, il n’y a pas de prix lors du festival. Même si un concours permettrait de médiatiser davantage l’évènement, d’attirer les journalistes, Michel Didym se défend d’en instituer un. Du coup, ne règne pas du tout une ambiance de compétition. Plutôt une serre où on verrait des pousses germer