Thomas Harlan est le fils de Veit Harlan, artiste officiel du régime nazi, proche de Goebbels, qui a réalisé Le Juif Süss en 1940, film antisémite de propagande utilisé en Allemagne et dans ses territoires occupés. De cet héritage maudit, Thomas Harlan tentera, tout au long de son existence, de guérir. Les moyens qu’il met en œuvre sont artistiques, et le roman Rosa, publié en Allemagne en 2000, en fait partie   .


L’existence de Thomas Harlan témoigne aussi de cette obsession de son propre passé, et du passé de l’Allemagne. Alors que son père échappa à deux reprises à la dénazification, l’artiste n’a eu de cesse de dénoncer la présence d’anciens nazis dans la haute administration allemande. C’est lors de ses très nombreuses recherches pour le projet de livre Le IVe Reich qu’il découvre l’histoire de Chełmno-Kulmhof et, dans les archives judiciaires du tribunal de Koło, le dossier d’une dénommée Rosa Peham, jugée pour une affaire de recel en 1948, affaire qui sera d’ailleurs classée sans suite. Si le camp de Chełmno était encore peu connu à l’Ouest, il avait été au centre d’une enquête menée par Ladislas Bednarz, juge d’instruction du tribunal de Łódź, dès 1945. Lorsque, en 1981, Thomas Harlan arpente la clairière de l’ancien camp d’extermination, en vue d’un film qui aurait dû s’intituler Voyage à Kulmhof, il découvre un trou habité par un homme et une femme, au milieu des fosses communes, précisément dans cette clairière où ont eu lieu les crémations des corps, après que les nazis ont décidé fin 1942 d’effacer les traces de leurs crimes   . Asphyxiées dans des camions à gaz, les victimes avaient été entassées dans des fosses. Leurs corps ont été exhumés et brûlés par des prisonniers qui ont ensuite été assassinés.

Rosa Peham devient le personnage éponyme du roman de Thomas Harlan, Rosa. Citoyenne polonaise de nationalité allemande, elle épouse, sous l’occupation nazie, l’Allemand Franz Maderholz, gardien du camp de Chełmno. Après le départ de Franz pour l’Italie dans le Kommando Reinhard, elle vit avec Józef Peham, enterrée vivante dans la parcelle 77, chaque doigt orné de bagues volées aux victimes de l’extermination, parmi les cendres des victimes dépouillées. Épouse éternelle de l’horreur, elle est une créature au corps monstrueusement érotisé dès les premières pages du roman. Femme en couches perpétuelles, mais qui ne peut accoucher que de la mort, elle s’enfouit dans cette terre inhospitalière, follement aimée par Józef, alors qu’une vieille rosse, baptisée Franz, en souvenir du bien-aimé disparu, est attachée à la queue du poêle qui dépasse de la terre. C’est par ce tableau stupéfiant que commence Rosa, ce roman incroyablement bouleversant qui nous conduit parfois au bord de la suffocation, pas seulement par l’histoire qu’il raconte, mais aussi par sa langue poétique.

Le récit de Thomas Harlan est d’une très grande force visuelle, dévoilant Rosa dans son trou « de la taille d’une diapositive »   . La question du regard (et celle, qui lui est corrélée, du témoignage) est primordiale, plus encore peut-être pour Thomas Harlan qui mesure mieux que quiconque la puissance de l’image. Or, Rosa « ne voulait plus être vue »   , raison pour laquelle elle dort derrière une pièce de tissu que Józef a consenti à installer, derrière laquelle il l’observe, subrepticement. Et le lecteur voit Rosa avec tout autant de précision et de clarté que Józef lui-même alors que, dans le même temps, elle lui échappe, comme elle échappe à son amant, « image de plus en plus indistincte, de plus en plus insaisissable »   .

C’est par ce double mouvement qu’on entre dans le roman, sidéré par la vision de cette femme qui ne cesse pourtant de se dérober, entre secret et monstration. Est-ce parce que Rosa, protéiforme tout comme son histoire, échappe à la possibilité de se définir, hormis dans un mouvement involutif, celui qui fait écrire à Thomas Harlan, à la fin de l’avant-dernier chapitre, alors qu’elle est quasiment passée à l’état gazeux : « Elle s’était retournée ; elle n’avait plus rien dit ; elle s’était éloignée d’elle-même ; elle s’était » ? Les frontières n’ont pas lieu d’être lorsqu’il s’agit de Rosa : tout autant femme que minéral ou végétal, elle est monstrueusement attirante, morte et vivante, et n’en finit pas de nous interroger, tout comme le récit dont elle est l’objet.

Thomas Harlan rassemble des voix multiples, recueillies au cours de ses recherches : celles des enquêtes des années 1940 que sont l’expertise psychiatrique de Franz Maderholz par Enrico Kavka, les interrogatoires de Karol Leszczynski retrouvés par Helena I, les archives exhumées par la procureure Helena II, les notes du greffier Kaczmarek. Rosa intègre également les Feuillets de Richard F., qui datent des années 1960, dans lesquels se pose la question de la recherche des coupables et de la possibilité du récit. L’auteur est bel et bien là, dans un « je » qui surgit de manière surprenante et salutaire, notamment lorsqu’il est question des repérages et préparatifs de Voyage à Kulmhof, également insérés dans le roman. C’est aussi de ce cheminement que rend compte l’écriture de Rosa, de l’enquête menée en 1945 à Koło jusqu’à la rencontre de l’auteur et de Richard F. et de ses Feuillets.

L’importance du hasard sans lequel l’histoire de Rosa aurait été morte et enterrée hante Thomas Harlan et le conduit à retracer avec précision le moindre détail de cette histoire tout aussi incroyable que la manière dont elle s’est élaborée. L’insertion dans le récit de pages d’interrogatoires heurte la lecture par la typographie, mais aussi par la monstruosité de ce qui est dit, témoignages livrés tels quels, dont on peut citer un très court extrait :

« KAROLINA : Finkelstein que j’ai déjà mentionné a dû jeter dans le feu sa / propre sœur ça s’est passé comme ça Question Bien Question Elle a repris conscience et s’est mise à crier Question Ça s’est passé comme ça comme à la broche Espèce de salaud pourquoi me jettes-tu au feu / je vis encore ZOFIA : J’ai vu à plusieurs reprises Helena fille de Wilhelm et de Malgorzata fille de Hezekiel et de Hilde dans la roselière je l’ai vue dans la roselière sur la rive de la / oui de la rivière, le Ner, là / où le courant est le plus rapide elle se tenait là ça s’est passé comme ça »   .

La restitution du récit de Franz Maderholz (retrouvé par un éclaireur d’une unité de partisans yougoslaves dans une fosse qu’il avait visiblement creusée lui-même, baignant dans son sang, un pistolet à la main), récit recueilli par Kavka en Italie, est tout aussi angoissante, orchestrée par le « je » de Thomas Harlan dont toute l’attention se porte sur la manière dont le témoignage s’élabore et pas seulement sur les faits racontés, souci permanent qui décuple les effets de ces témoignages sur le lecteur :

« Les constantes répétitions de soupirs, d’expectorations, les mouvements littéralement obsessionnels d’avancée et de recul […] les reprises de phrases entières ou de moitiés de phrase, qui se frayent péniblement un chemin dans la gorge de Franz, parfois accompagnées de crises de larmes, ces mouvements donc, parce qu’ils relèvent du sujet, seront non seulement reproduits mais mis en évidence »   .

La postface de la traductrice Marianne Dautrey, tout autant que la chronologie et les notes qu’elle adjoint au texte, sont extrêmement précieuses pour exhumer ces différentes couches de l’histoire et saisir la profondeur du roman. Le lecteur est confronté à l’éclatement des voix qui rend la réalité illisible d’un seul tenant, particularité encore amplifiée par des enchaînements que l’on dirait presque aléatoires. En effet, à l’instar de cet éclatement des voix se joue celui du temps. La toile du récit se tisse autour de dates dont on ne saisit pas d’emblée la succession et les retours. Il faut toutefois souligner qu’il se termine par « La fin 23 juillet 1992 », fin qui n’en est pas une puisqu’il s’agit de l’avant-dernier chapitre, le dernier ayant comme exergue, en guise de date, cette phrase : « L’éternité, déclare Kavka, est contagieuse. »

Le montage polyphonique est vertigineux et l’histoire tend au silence, progressif, à la disparition d’une histoire qui ne finit pas et qui ne parvient pas même à commencer. L’étouffement qui saisit le lecteur est aussi celui des personnages qui disparaissent, progressivement aspirés par les forces telluriques, recouverts et dévorés par une végétation luxuriante, enfouis dans le « chagrin de la mousse », objet de la démonstration de Richard F. de la corrélation entre la dissolution de trois cent mille corps et de l’asphyxie des mousses, et des bouleaux, et plus encore « d’un émoussement irréversible de leur réactivité aux stimuli, une usure presque, semblable aux psychoses »   .

Rosa est l’expérience de ce que le témoignage a de plus indécidable et fragile, dans une soif de vérité et de justice inextinguible. L’histoire même de Chełmno dit les innombrables difficultés auxquelles se heurte qui veut raconter cette histoire, difficultés que le récit de Thomas Harlan incarne parfaitement. L’auteur laisse affleurer (car la perspective n’est jamais démonstrative) la manière dont le récit naît et meurt tout à la fois, de cet assemblage et de ces confrontations de différents témoignages, comme si l’histoire de Chełmno ne pouvait que mourir dans le fait de se dire. Les limbes dans lesquelles Rosa survit sont aussi celles de l’enfant qui ne peut naître sinon mort, et du récit qui ne peut se dire sinon avorté. Cet espace-temps entre la vie et la mort, dont le parcours de Franz est emblématique, est celui dans lequel le témoignage se tisse, malgré tout, malgré le bruit du temps et de la mémoire. Józef et Rosa au fond de cette fosse sont des témoins amputés : l’un manque de mots, l’autre est borgne. Ils incarnent l’histoire tronquée, celle qui n’a pas de mots, mais qui se manifeste (le seau rempli d’alliances, la demeure qui est une tombe), qui s’incarne en Rosa :

« L’œil gauche de la femme manquait, mais, bien que manquant, il pleurait : d’épaisses gouttes couraient sur les chairs chaotiques d’un ancien appareil optique, dont l’orbite avait grandi non en se creusant mais, au contraire, s’exorbitant comme un abcès fait de gouttes justement qui, dans leur chute, devenaient chaque fois plus grosses et plus lustrées ; elles avaient inondé le menton velu de la femme et formé une flaque sur sa poitrine »   .

Rosa est un texte à la puissance poétique bouleversante, qui se réclame, explicitement ou non, de poètes majeurs, notamment de Mandelstam, omniprésent, ou encore de Celan. C’est le souffle poétique qui tient le roman dans son entier et rend possible l’histoire de Chełmno. Tout comme le témoignage a lieu dans le corps, dans la terre, dans le souffle de celui qui dit, cette histoire peut se dire dans la langue poétique de Thomas Harlan, dans l’expérience d’une écriture radicale.

La traduction de Marianne Dautrey est remarquable par sa précision et son inventivité tout à la fois, et par le souffle poétique qu’elle parvient à recréer en français. L’histoire de Chełmno se voit et s’entend dans Rosa, lorsque l’on peut penser qu’elle échoue à se dire. Thomas Harlan nous laisse un roman poétique d’une puissance peu commune, habité par des voix qui n’ont pas fini de nous hanter. Et parmi celles-ci, nous nous souvenons des vers de Lev Ozerov d’un poème écrit parallèlement au texte qu’il rédige sur Babi Yar pour le Livre noir, poème entièrement adressé à la terre :

« Je suis debout sur la terre et je prie : / Si je ne deviens pas fou / Je t’entendrai, terre : / Dis ce que tu as à dire. / Comme ta poitrine bourdonne. / Je ne parviens pas à comprendre, / C’est soit l’eau qui bruit sous la terre / Soit les âmes de ceux qui gisent dans le ravin »  
 

Rosa de Thomas Harlan, traduction de Marianne Dautrey, L'Arachnéen, 2015, 22 euros.